dimanche 1 mai 2016

Sommaire

Sommaire

Préface :  Remember Sarajevo Bosnia-Herzégovina 1992-1996

Chapitre 1 : Sarajevo attend, ne perdons pas de temps
Chapitre 2 : Le ciel nous tombe sur la tête
Chapitre 3 : Jamais vu quelqu'un courir aussi vite
Chapitre 4 : L’interprète bosniaque
Chapitre 5 : Mission ravito à Sarajevo
Chapitre 6 : Le jour J et les grandes opérations
Chapitre 7 : Les positions d’observation isolées
Chapitre 8 : Razaslje 1570, la base lunaire
Chapitre 9 : Les tempêtes de neige et les patrouilles à ski
Chapitre 10 : La permission en France
Chapitre 11 : La carrière de Krupac
Chapitre 12 : Le drame du 14 mars 1995
Chapitre 13 : La fin de la mission : les derniers jours sur les Monts Igman
Chapitre 14 : Le retour en France : 
Annexe : Photos








Chapitre 14

14

Le retour en France : 








Chapitre 13

13

La fin de la mission : les derniers jours sur les Monts Igman


























Chapitre 12


12

Le drame du 14 mars 1995


         Au petit matin du 14 mars 1995, je suis à la base de Razaslje. Il fait gris et il bruine, limite si la neige n'est pas loin de revenir. De la neige, il y en a encore pas mal un peu partout mais toutes les pistes sont dégagées car avec le redoux du printemps qui s’annonce, la fonte s’accélère. Ce temps ne me donne pas le moral. Je suis revenu la veille de plusieurs jours sur notre poste section où tout est trop calme en comparaison avec ce qui a pu se passer avant. Je vaque à mes occupations sans grande conviction lorsqu'en milieu de matinée une alerte est lancée. Au début on ne comprend pas ce qui se passe, mais très vite on apprend qu'un de nos véhicules est sorti de la route en descendant sur Sarajevo. Tout les hommes disponibles de la compagnie doivent embarquer immédiatement pour aller porter secours aux blessés sur les lieux de l'accident. Je suis de cela et en quelques minutes, je suis en piste avec mes autres camarades et certains cadres de la compagnie. La nervosité est à son comble et le trajet parait interminable, chacun se demande ce qui a bien pu arriver exactement et ce que l'on va trouver là-bas. Dès notre arrivée sur place, je constate de suite que c'est certainement très grave. Il y a déjà beaucoup de monde qui s’agite. Un hélicoptère Puma est posé sur la route, imposant, impressionnant. Sa peinture blanche est bien délavée, disons même franchement sale et vieillie, et son logo UN à peine lisible, comme pour laisser transparaître l’idée qu'il est en Bosnie depuis déjà trop longtemps. Tous les hommes s’agitent au bord du ravin qui plonge une centaine de mètres plus bas ! Je comprends alors que ce qui était tant redouté vient d'arriver. Certains d'entre-nous ont fini par faire le grand saut, celui de la mort ! Quelle horreur ! Dans quel état peuvent-ils être au fond de ce ravin? Écrasés, broyés, démembrés ? Morts ? Gravement blessés ? Les survivants gémissant dans d'atroces souffrances ?  Le pire est évidemment envisageable vu la configuration des lieux. Je suis subitement prostré, plongé dans un état léthargique. Tout à coup, on est subitement bien loin des joyeuses petaradades d'il y a encore quelques jours. Maintenant c'est un spoutnik qui vient de s’écraser au fond d'un précipice avec des copains à bord. Le ciel nous tombe sur la tête une deuxième fois et nous anéantit. On apprend de la voix tremblante et grave d’un officier supérieur qu'il y a déjà suffisamment d'hommes qui sont descendus avec des cordes et du matériel pour voir ce qu'il en est au fond de ce ravin et secourir ceux qui peuvent l’être. Aussitôt je me propose pour descendre mais je reçois l'ordre de rester sur le bord de la route avec d'autres pour aider à remonter les victimes en tirant sur les cordes. On n'attend pas très longtemps avant de devoir s'employer à tirer pour remonter une civière. Même nombreux, l'entreprise est pénible, difficile. Nos forces nous abandonnent et ce n'est pas le bon moment. Lorsque la civière est enfin immobilisée à plat sur la route, je peux voir allongé dessus et sanglé, le corps sans vie d'un camarade. Son treillis est maculé de sang par endroit ainsi que son visage. C'est alors que je reconnais avec stupéfaction un des gars de la compagnie du génie, un de ceux qui encore deux jours auparavant buvaient une bière en plaisantant avec nous à l’occasion d’une de leur visite sur notre poste section. Il semble dormir mais il a perdu la vie ici, au fond de ce ravin sur la route des Monts Igman en Bosnie. Quel gâchis, crever dans des conditions pareilles, si jeune ! Je suis saisi d'effroi. D'autres corps sont remontés. Les civières sont alignés sur le bord de la route. Rapidement, certaines sont chargées dans l’hélicoptère qui met en marche ses turbines. On s’accroupit sous le sifflement sourd de la rotation des pales. En quelques instants, l'hélico décolle dans un puissant souffle de poussière qui arrache tout et nous aveugle, emportant les copains pour toujours. Un autre arrive, à moins que ce soit le même qui revient pour évacuer les derniers corps. Je ne sais plus. Le temps s’est arrêté. Ma vue se brouille presque. Un instant, je me retrouve plongé dans une sorte de mauvais rêve.


Chapitre 11


11


La carrière de Krupac


                    Fait nouveau, nous allons intervenir en dehors de notre zone habituelle. En effet, avec un sergent et trois autres hommes, nous devons aller en VAB sur la carrière de Krupac pour tenir une position de la Forpronu pendant trois jours. L'adjudant et le capitaine nous ont expliqués qu'il s'agit d'une position située au dessus de la carrière de Krupac entre les positions serbes et bosniaques. Afin de ne pas être pris pour cible par les serbes, il a été convenu avec eux que nous devions avoir un feu allumé en permanence, jour et nuit. Quelle bonne idée ! Cette position est à flanc de montagne et on y accède par une piste qui monte raide en lacets sur un bon kilomètre. Nous sommes début mars et il a beaucoup plu dans la région ces derniers jours, les pistes sont détrempées partout et difficilement praticables avec nos VAB. Pourtant, nous quittons donc le camp de base de Razaslje avec un de nos VAB, direction la carrière de Krupac.  Dans un premier temps, nous empruntons  la piste puis la route qui descend vers Sarajevo. A l’approche des premiers faubourgs nous bifurquons à droite sur une route qui nous est  inconnue.  Le trajet se passe sans incident. Nous traversons deux check-points tenus par des miliciens, sans difficultés particulières. Il continue de pleuvoir abondamment. La route est en mauvais état et tous ce que nous voyons autour de nous, ce sont des immeubles ou des maisons à moitié détruits par les tirs d'artillerie. Pas facile de garder le moral dans cette ambiance sinistre, surtout que cela fait 5 mois que nous sommes ici. En ce qui me concerne, il y a quelques jours que je suis revenu de permission en France. Après 4 mois passés sur les Monts Igman, cela a fait du bien de revoir un peu la famille ; mais le mandat n'est pas encore fini et il faut tenir le coup jusqu'à la fin du mois. Nous arrivons enfin au pied de la fameuse carrière et de suite, nous distinguons une piste chaotique qui  monte sur la gauche. La route continue dans la vallée et sur l'autre versant il y a une montagne assez austère, abritant des positions de l'armée serbe.  Notre  poste d’observation doit se situer par là-haut au dessus de la carrière dans la forêt et juste derrière se trouvent logiquement des positions de l'armée bosniaque. On va donc se retrouver entre les serbes et les bosniaques une fois de plus. Pourvu qu'ils se tiennent tranquilles. Avec les fortes pluies, la piste s'est transformée en champ de boue et il apparaît évident que vu la pente, on ne pourra pas monter avec le véhicule blindé. Il aurait fallu remettre en place les chaînes sur ses quatres énormes roues. Opération difficile et longue à réaliser, et même avec les chaînes, on est pas certain de ne pas s'enliser. Nous avons tous déjà vécu ce genre de mésaventure au mois de décembre dernier et en gardons à l’esprit un très mauvais souvenir. Après plusieurs messages échangés par radio avec le commandement, il est décidé d'effectuer la relève de la position à pied, ce qui ne nous enchante guère. Il va falloir monter avec notre armement et nos sacs chargés à bloc, avec l'eau et la nourriture pour trois jours. On s'organise pour effectuer la relève afin, bien entendu, de ne pas laisser le VAB seul sans surveillance au bord de la route le temps du transfert. Le sergent et deux hommes vont monter en premier et je vais attendre que le groupe descendant soit là pour qu’il prenne en compte notre VAB. Ensuite, je monterai à mon tour avec l'autre gars. Cette relève va prendre un peu plus de temps que prévu. Je vois donc s’éloigner le sergent et les deux autres camarades chargés comme des mules, pataugeant plus ou moins dans la boue, le pas glissant et incertain. Tout à l'heure ce sera mon tour d'en baver pour monter là-haut. Je les vois disparaître après le premier lacet. Commence alors une longue attente dans le VAB à l’abri de la pluie. Plus d'une heure se passe et tout semble calme. Pas de tir, pas de coup de feu, la mission d’observation sur ce poste semble s'annoncer tranquille. Mais comme je ne connais pas du tout ce secteur et que c'est la première fois que l'on y met les pieds, je suis tout de même un peu méfiant et je reste sur mes gardes. Il y a tellement de mauvaises surprises dans cette région. Le bruit monotone de la pluie sur la carlingue du VAB, la fraîcheur de l’humidité ambiante, notre immobilisme pendant cette attente assis à l'avant du VAB ainsi que le calme à l’extérieur font que j’aurais alors à ce moment précis, presque tendance à m’assoupir. Une baisse de vigilance inacceptable. Je lutte pour rester éveillé. Mais bientôt je vais l’être  pour de bon. Enfin le groupe descendant arrive et me sort de ma torpeur.  Après avoir expédiée la passation du VAB, nous nous élançons à notre tour sur la piste pour monter rejoindre nos camarades sur la position. Nous sommes excessivement chargés et cette montée est particulièrement pénible. On a de la boue jusqu'aux chevilles et heureusement que nous avons aux pieds nos chaussures de montagne ainsi que nos guêtres pour nous protéger les mollets. Nous progressons depuis une dizaine de minutes sous la pluie battante, plus ou moins bien protégés par nos équipements en goretex. Vu l'effort à fournir pour grimper là-haut et qu'il n'est pas question de faire une pause pour enlever une couche, on est vite trempé de sueur. Ça commence mal. Cette ascension est de plus en plus crevante. Le manque d’entraînement à la course à pied combiné à l'abus de cigarettes se fait cruellement sentir. Nous progressons à travers une petite forêt et les arbres commencent à bien reverdir grâce à la douceur et l’humidité printanière. En levant un peu la tête pour observer au dessus, j’estime que nous sommes à peu prés à mi-chemin. Soudainement et contre toute attente, une rafale d'arme automatique de gros calibre claque de l'autre côté de la vallée, suivie de plusieurs autres. Instantanément les balles sifflent subitement juste au dessus de nos têtes, coupant net une rangée de petites branches d'arbres qui virevoltent dans l’air et qui finissent par  retomber près de nous. Cette image surréaliste est gravée à jamais dans ma mémoire. Il y a de quoi. Je ne m’attendais pas à cela. Instinctivement, mais trop lentement à cause du poids de notre chargement, on s'accroupit. Mais à quoi bon, de toute façon on est complètement à découvert et il est impossible d'aller se protéger derrière les arbres tellement le terrain est accidenté en dehors de la piste. Nous restons figés quelques secondes. Une  éternité pour nous. Les tirs cessent et un silence angoissant s’installe aussitôt. Je regarde d’un œil méchant vers la montagne d'en face d'où on nous a tiré dessus mais avec les nuages et le mauvais temps, la visibilité est médiocre et il est impossible de distinguer quoique ce soit. Après un moment de stupéfaction, nous reprenons nos esprits et résignés nous continuons à avancer, le pas presque chancelant tellement on glisse dans cette satanée boue. Je suis de nouveau saisi par ce mauvais sentiment d'être salement exposé et à la merci des tireurs embusqués qui doivent bien se marrer de l'autre côté pour la surprise qu'ils nous ont fait. Ces tirs, pas anodins, étaient sans aucun doute le comité d'accueil habituel, pour nous dire ¨Bienvenue à Krupac mais attention !¨, une sorte de rituel incontournable dans ce pays où la folie meurtrière guette en permanence. Essoufflés, nous arrivons enfin sur la position qui sert de poste d’observation ; un peu sonnés mais vraiment heureux de retrouver les copains.  En fait il n'y a pas de poste bâti mais juste un VAB blanc estampillé ONU, le nez pointé vers la vallée juste pour dire que nous sommes là. Sur le côté, entouré de grosses pierres, il y a un grand foyer pour faire du feu et quelques petits bouts de bois s'y consument difficilement à cause de l'humidité ambiante, laissant échapper un filet de fumée et répandant une odeur âcre. Si c’est ce feu notre assurance-vie, c’est pas gagné. Va falloir faire mieux. Les camarades nous accueillent un peu ébahis. Ils ont bien entendu les tirs en contre-bas mais ils n'ont pas pu voir exactement ce qui s'est passé. Après avoir déposé mon Bardas et repris mon  souffle, je m'efforce de raconter comment ces tirs venus de nulle part nous ont rasés les oreilles. On m’écoute presque incrédule. Une anecdote de plus au compteur.


Chapitre 10


10
La permission en France



            Le mois de janvier 1995 se passe relativement paisiblement en comparaison avec toute l'agitation des semaines et des mois précédents. Notre existence sur Les Monts Igman est rythmée par les tours de garde à Razaslje, les mythiques patrouilles à ski dont les relèves sur les postes-sections et l’incontournable liaison avec Sarajevo. Les lendemains de tempête de neige, on se tape toujours de bonnes séances de pelle pour déneiger les accès, que ce soit à l’intérieur du camp dans les différentes allées ou alors sur les pistes et en particulier au niveau du col qu'il faut franchir pour maintenir impérativement la liaison avec le quartier général basé à Sarajevo. Il y a de belles journées plutôt ensoleillée même si le froid est toujours extrêmement piquant. La neige, le soleil, il ne m'en faut pas plus pour garder un bon moral, d'autant que mon heure de départ en permission en France arrive à grand pas. C'est prévu pour les trois premières semaines du mois de février. Notre adjudant chef de section est lui en permission en France une bonne partie du mois de janvier. Son absence permet un peu de relâchement au sein de la section et la tension baisse d'un cran. Son adjoint qui le remplace est beaucoup plus relax et il se prend moins la tête. Il faut bien dire, qu’à ce moment précis de la mission, les activités opérationnelles de tout bord sont partout au point mort du fait du froid et de la neige. Ceux qui ne sont pas de garde ou dans les postes-sections se retrouvent tout les soirs dans le bungalow « foyer » pour regarder la télévision qui vient de réapparaître subitement dans nos vies après plus de trois mois d'absence. La civilisation a fini par nous rattraper sur Igman. Lorsqu'il est présent, je continue d’interminables parties d’échecs avec notre sympathique interprète bosniaque. Je m’améliore de jour en jour et je frôle la victoire à quelques reprises. Nous prenons tous la mauvaise habitude de boire un peu plus d'alcool que d'ordinaire. Les tournées de canettes de bière retrouvent un franc succès dans nos rangs. Il n’est pas rare d'aller se coucher un peu ivre. Rien de bien méchant, excepté le danger de l' accoutumance à l'alcool et au tabac qui nous mine tous peu à peu. On est encore loin des excès de certains locaux fervents adeptes de la gnôle, mais l’on va s'en rapprocher si l'on y prend pas garde. Le climat glacial de la région en hiver y est certainement pour beaucoup. Faut mettre de l'anti-gel ! Fidèle à mes projets de grimpe mais conscient que de boire de l'alcool va nuire inéluctablement à mes futures performances, je me force à faire une séance de tractions chaque fois que je passe à proximité de la barre qui a été installée dans le camp à cet effet.
Depuis le début du séjour nous savons, qu’après quatre mois de présence en Ex-Yougoslavie sous l’égide des Nations-Unies, il va nous être remis à tous la médaille de l'ONU qui récompense tout ceux ayant participés à ce mandat. Nous l'attendons tous avec impatience. Nous y avons beaucoup pensé durant ces longues semaines déjà passées sur place. Pour beaucoup d'entre-nous, ce sera la deuxième médaille avec celle de la Défense nationale. Quelques cadres portent en plus la médaille de l'outre-mer et celle de la force d’intervention des Nations-Unies au Liban pour avoir été en mission là-bas. Un seul sergent a la médaille de la guerre du Golfe. Nous avons appartenu à la même unité quelques années plus tôt mais je ne suis jamais parti dans le Golfe car, à cette époque, j'avais été affecté en équipe de cross régimentaire pour les championnats militaires. J’étais étonnement en bonne forme physique et j’avais des choses à prouver après mon fiasco de Nouméa. Bien m’en fasse, j’ai pu resté entier, mon chef de groupe a perdu une jambe là-bas en sautant sur une mine et des collègues ont été grièvement blessés ce jour-là.
A Razaslje, l’heure des récompenses et des décorations semble avoir sonnée. De bon matin avec un soleil radieux, juste la veille de partir enfin en permission, je suis rassemblé avec mes camarades en bon ordre devant le réfectoire. On se voit alors tous remettre par nos chefs de section la fameuse médaille de la force de protection des Nations-Unies en Ex-Yougoslavie. Accrochée à notre poitrine, voilà une décoration qui fait de l’effet. Je vais pouvoir la porter pour mon retour en France demain et je suis fier comme Artaban. Après avoir rompu les rangs, nous retournons aux bungalows où nous prenons le temps d'admirer à loisir cette nouvelle décoration durement gagnée par chacun d'entre-nous. C'est alors qu'un sergent survient avec une boite et distribue à chacun une petite barrette en métal argenté où il est gravé dessus  « Sarajevo ». Il nous explique que cette barrette doit être enfilée sur le ruban de la médaille, ce que nous nous empressons de faire. Il s'agit là d'un apparat distinctif supplémentaire de taille dont nous sommes tous particulièrement fiers. « Sarajevo », j'y étais, et voilà une preuve indiscutable sur le placard. Un instant, cette euphorie des décorations nous envahit et nous nous excitons à prendre quelques photos souvenirs de ce grand jour.
Je range nerveusement mes affaires et prépare mon sac pour partir en permission. Un cocktail détonnant de divers sentiments m’anime subitement. D'un côté, je suis content de rentrer en France et de revoir bientôt mes proches, mais de l'autre, sans explication rationnelle une certaine angoisse me tenaille. J'ai l’impression que toute mon existence doit être résumée à ces quatre mois passés sur les Monts Igman. Que maintenant tout est bouclé , le véritable travail a été accompli, le but de ma vie réalisé, tout ce qui viendra après comptera peu, n'aura que peu de valeur et peu d'intérêt. Amertume qui s'explique peut-être par l’extrême intensité de tout ce que nous avons vécu depuis le mois de septembre. D’ailleurs le capitaine en a parlé, il a émis l’idée que le retour à la vie normale allait nous paraître horriblement fade, monotone et ennuyeux, que chacun allait devoir gérer cela seul – sous entendu que l'on ne serait accompagné, ni aidé, par personne. L'avenir prouvera qu'il avait vu juste. Si je ne me sentais pas investi de responsabilité vis-à-vis de mes deux filles, j'aurais volontiers enchaîné sur d'autres aventures. Des idées folles me tourmentent comme par exemple déserter l’armée française  pour aller combattre dans l’armée bosniaque.  La mission est grandiose et le. risque est grand d'y laisser sa peau, mais peut-être pas plus que d’être victime d'un accident de la route en France. Je me vois mal abandonner mes enfants, ma femme peut-être, mais pas mes filles que j'aime trop et qui ont besoin de leur père même si je ne suis pas toujours à la hauteur. Un matin bizarrement pluvieux de ce début février 1995, j’embarque donc dans un des véhicules qui descend sur Sarajevo. C'est le départ pour trois semaines de permission. Je suis accompagné de deux sergents avec qui je m'entend plutôt bien. Je pressent que l'on va bien rigoler. A ce moment précis, je n'imagine pas à quel point. Du bourbier des Monts Igman aux bordels de Zagreb, il n’y a qu’un pas. Le trajet jusqu’à Tito Barracks se passe sans encombre. C'est un excellent début. Moins drôle, nous apprenons de l'officier de liaison que nous ne serons pas acheminés directement en France. Nous passerons la fin de journée et la nuit à Sarajevo et demain matin nous nous envolerons pour une escale d’une journée supplémentaire à Zagreb. Le commandement semble vouloir faire durer notre plaisir, à moins que ce soient des contraintes de logistique qui nous impose ces contre-temps. Dire que le soir même on aurait pu être chez nous. Quelle organisation ! Je suis un peu agacé par ces nouvelles. Les copains voient les choses différemment et sont tout excités à l’idée de visiter Zagreb. Je m'en moque un peu mais puisque nous n'avons pas le choix, allons-y. On nous désigne notre chambrée pour la nuit à venir. Je suis alors surpris de croiser des légionnaires dans le couloir. Certains me saluent. Ceux-là viennent juste d'arriver à Sarajevo. Parmi eux il y a quelques vieux caporaux-chefs, rapidement assez belliqueux  à notre égard, comme si nous étions d'une autre armée. Entre caporaux-chefs, la discussion s'installe vite d’égal à égal. Le sujet principal c’est les Monts Igman, le théâtre opérationnel en vogue. Quelques temps auparavant, des journalistes ont fait un reportage sur nous et il a été dit « texto » à la télévision que les chasseurs alpins tenaient sur les Monts Igman en Bosnie là où la légion étrangère avait dû abandonner des positions durant l'hiver précédent à cause du froid et de la neige. Ce n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd et les discussions vont bon train sur cette affirmation surprenante et inédite, pourtant véridique. La tension monte. On assiste au choc verbal entre des alpins et des légionnaires, ces derniers n’admettant pas d’être rabaissés au profit d’unités plus compétente en montagne hivernale. Cette confrontation parait intéressante et démontre la capacité de chacun à défendre sa propre chapelle. Pourtant rien de positif ne ressort de ce dialogue de sourds et le ton monte méchamment. On est à deux doigts de se taper dessus. Un des caporaux-chefs me lance que je ne suis pas en tenue. En effet, je ne porte que la barrette de la médaille ONU alors que je devrai aussi porter celle de la médaille de la Défense nationale. Sa remarque est mesquine car ici, rien ne justifie d’être aussi pointilleux. La légion me déçoit une fois de plus. Ces légionnaires pourraient admettre qu’en montagne, dans la neige et sur des skis les chasseurs alpins sont les meilleurs. Je reconnais volontiers leur statut de troupes d’élite et en particulier leur primauté et leurs grandes capacités opérationnelles dans les pays chauds - chacun son terrain de prédilection – mais ces interlocuteurs sont particulièrement têtus. Finalement, nous nous éloignons avant que la confrontation dégénère vilainement. Je suis profondément déçu car, personnellement imprégné depuis longtemps par l'histoire de la Légion étrangère, j’espérais un minimum de reconnaissance de la part de ces gars par rapport à ce que nous venons d'accomplir sur les Monts Igman. Ne rêvons pas, il n'en est rien. Chacun s'enferme dans son ego. Après le souper, nous retrouvons bien entendu d'autres légionnaires au bar du foyer. Ceux-là apparaissent beaucoup plus sociables. Très vite, nous buvons un coup ensemble. Les discussions, plutôt amicales cette fois-ci, vont bon train ainsi que les tournées qui s’enchaînent inévitablement. Un des légionnaires porte sa tenue de parade, impeccable. Mais il séjourne dangereusement au bar en notre compagnie. Je discute longtemps avec lui. Je me demande s'il connait un de mes copains qui est dans la légion depuis 1987. Nous communiquons difficilement car il est d'origine slave et son français médiocre est ponctué d'un fort accent. Par contre, il descend les verres de Whisky à une bonne cadence. Pour garder le contact je l'accompagne, bien conscient qu’à ce rythme nous courons tout les deux à notre perte. Dehors il fait nuit noire depuis longtemps déjà et il pleut. Dans ce petit bar de Tito Barracks, très sombre, à peine éclairé par quelques loupiottes rouges et bleues, il règne une ambiance étrange mais relativement chaleureuse. Le barman monte un peu le son de la musique et les esprits s’échauffent gentiment fur et à mesure que l'on descend nos verres au milieu du brouhaha général. Mon interlocuteur, qui commence à être franchement bourré, s’excuse en prétextant une envie de pisser. Je le vois  sortir chancelant par une petite porte latérale qui donne directement sur l’extérieur. Quelques secondes après, je me décide à le suivre pour la même raison. Juste dehors, j’aperçois devant moi dans l’obscurité, à quelques mètres seulement, le dos du légionnaire couvert de boue et brillant tel un verre luisant gigantesque. Je vois bien que le sol est boueux mais il m’apparaît alors impensable qu'il est pu glisser en sortant et s’étaler de la sorte pour être dans cet état, de plus est en tenue de parade. En pissant et en rigolant, il me confirme bien qu'il a glissé en sortant précipitamment et qu'il s'est étalé sur le dos dans la boue. Cela est bien drôle en effet et je pense de suite à la bonne séance de nettoyage qu'il va devoir se taper pour se remettre rapidement en condition. Il me semble aussi qu'il va au devant de gros ennuis, surtout dans l' état où il est. A ma grande surprise, il rentre de nouveau dans le bar. Personne n'est au courant et ne s’aperçoit de rien dans un premier temps au bénéfice de la pénombre ambiante. Je commence à me tenir à l’écart, devinant la suite. Il y a toujours du monde dans le bar malgré l'heure tardive. Le fameux légionnaire commence à se frotter aux uns et aux autres, collant plus ou moins discrètement de la boue un peu partout sur ceux qu'il approche de trop près. La scène est assez comique mais elle tourne vite au vinaigre. Lorsque certains au bar se rendent compte de la boue qu'ils ont sur eux, ils réagissent vivement et le responsable est montré du doigt telle une brebis galeuse. Tout le monde essaye alors de se tenir à bonne distance du type couvert de boue. C'est aussi très vite la consternation générale à l’égard de ce fautif mais personne n'ose le mettre dehors par crainte de déclencher une bagarre. Il faut dire aussi que le légionnaire en question est plutôt baraqué et qu'il ne parait pas être du genre à se laisser faire sans réagir brutalement. Certains quittent les lieux dépités sans en demander plus. La soirée traine un peu et cette histoire nous fait bien rire. Le légionnaire en question tarde à aller se coucher. Ça va être dur pour lui demain au réveil. Nous, on s'en moque un peu car on est déjà en permission et demain c'est une balade à Zagreb qui nous attend. Finalement, nous remontons tous dans nos chambrées en semant un peu le bazar sur notre passage.
Le lendemain matin, le réveil est difficile à cause de la demi-cuite de la veille. Nous ne recroisons pas les légionnaires qui ont disparus comme par enchantement. C'est un peu vaseux que nous partons en camion pour l’aéroport de Sarajevo. Je ne me souviens plus où nous avons laissé nos armes, certainement dans une armurerie spécialement sécurisée à Tito Barracks. C'est donc sans armement, mais toujours en tenue militaire, que nous embarquons pour la ville de Zagreb en Croatie. Une demi-heure plus tard nous sommes sur place et acheminés dans un camp gigantesque de l'ONU situé dans la banlieue de Zagreb. Cette base onusienne est immense et donne le vertige. C'est une véritable ville à elle-seule. Il y a une multitude de baraquements de toutes les nationalités. Il y a des bars, des restaurants et un immense magasin de matériels militaires, sorte de stock américain puissance 10. C'est impressionnant ! Nous déposons nos affaires dans une chambre qui nous est destinée et pour la première fois depuis quatre mois et demi, nous retirons notre tenue militaire pour revêtir des habits civils qui sont restés bien longtemps au fond du sac. Cette métamorphose procure un sentiment étrange indescriptible. Nous nous empressons d’aller visiter ce camp pour découvrir les merveilles dont il regorge. Nous passons du temps devant les nombreuses vitrines du stock américain. J’achète quelques souvenirs : une serviette de bain flanquée du logo de l'ONU, un drapeau de l'ONU avec les écussons de chaque nations, et surtout une montre Casio G-Shock. Chose étrange, 15 ans après, cette montre fonctionne toujours sans n'avoir jamais changé la pile. Je me demande encore aujourd’hui si cette pile d'origine n'est pas à base de composants radioactifs. Je n'ose plus y toucher et je l’ai enfermée en lieu sûr. Un des sergents, très motivé pour aller visiter Zagreb, nous informe qu'il y a possibilité de prendre un taxi pour se rendre dans le centre ville. Il s'est procuré le numéro de téléphone du taxi, il n’y a plus qu’à l'appeler. Nous donnons tous notre accord et nous voilà partis vers la sortie du camp. Après quelques minutes d’attente devant le poste de sécurité, nous embarquons dans le taxi qui nous va nous mener en ville. Nous redécouvrons une ville normale, qui n'a pas été touchée par la guerre. Touts les immeubles, les maisons et les bâtiments sont intacts. Cela est rassurant. Pas d'impacts de balles sur les murs, aucune épave de véhicule au milieu des rues, la circulation sur les voies urbaines est fluide et tout ce qu'il y a de plus normal. Assurément la guerre n'est pas venue jusqu'ici. Nous retrouvons un monde en paix. Nous débarquons Place Ban Jelacic. Le ciel est couvert, il fait gris. Cette place parait immense. Nous saluons la splendide statue de bronze d'un cavalier d'une autre époque, flanquée de façon imposante sur son promontoire. Nous pénétrons dans un bar pour boire une bière. L'ambiance est bonne. Cela fait du bien de retrouver la civilisation. L’alcool nous tourne un peu la tête. Nous n'avons pas trop le temps de traîner dans le centre ville pour faire des rencontres intéressantes. Il faut rapidement retourner au camp. Nous soupons dans un immense self-service. A l'issue de ce bon souper qui nous change de l'ordinaire de Sarajevo, je serai bien aller me coucher directement pour être en bonne forme le lendemain. En effet, je pense aller faire un footing à l’intérieure du camp dès la première heure afin de renouer au plus tôt avec les bonnes habitudes.  C'est sans compter sur l’influence néfaste de certains collègues. Ils arrivent à me convaincre d'aller boire encore un verre dans un bar Danois situé dans le camp. Effectivement l'endroit vaut le détour. Le mobilier est très luxueux. Tout est étincelant dans ce bar. L’appareil pour servir la bière à pression brille d'une façon éclatante comme s'il était en or. Tout cela contraste étrangement avec nos lieux habituels en Bosnie. Il y a du monde au bar, beaucoup d’étrangers et il n'est pas facile de communiquer, excepté en anglais. Tout les gens présents ici ce soir là sont étonnement en grande forme et très propres sur eux. Ils ne semblent pas beaucoup souffrir de la guerre. Je n'ai aucune idée de leur mission ici. Ils travaillent certainement tous pour la FORPRONU, mais je n’en sais pas plus. En tout cas, ils parlent tous désagréablement très fort. Nous descendons quelques verres de bière. L'ambiance de la soirée monte d'un cran comme souvent dans ces lieux de perdition après une certaine heure. Je n'ai pas du tout l’envie de m'attarder ici contrairement aux copains. Certains commencent à parler d'aller finir la soirée dans une boite de nuit réservée aux personnels de l'ONU située assez loin dans Zagreb. L’aventure ne me tente pas du tout. Demain je dois revoir ma femme. J'arrive difficilement à m’éclipser. Je me perds presque dans le camp avant de retrouver enfin le bâtiment de notre chambrée. A 23h00 Pétantes , je m'enfile dans mon duvet et je ne tarde pas à m'endormir. A minuit, la lumière de la chambre s'allume brutalement et toute l’équipe débarque dans un fracas monumental. Je suis réveillé en sursaut. Ils sont tous excités comme des puces et sont fermement décidés à aller dans ce night-club. Malheureusement pour moi, ils veulent absolument m'emmener avec eux. Je proteste et me cache désespérément au fond de mon sac de couchage. Peine perdue, ils se mettent à plusieurs pour m'en faire sortir. En me tirant par les pieds comme un vulgaire pantin, ils arrivent à m'en extraire et je me retrouve à moitié nu sur le carrelage froid du sol de la chambre. Pas moyen de raisonner ces fous furieux qui sont près à tout pour m’entraîner dans leur délire. C'est à regret et à moitié endormi que je finis par me rhabiller. Je me dis qu'il y a certainement encore un moyen d’échapper à mes tortionnaires mais je ne vois pas lequel. Sans doute aurais-je dû m'enfuir en courant. Trop affaibli pour tenter de m’échapper, je suis désespérément la troupe une fois de plus vers la sortie du camp. Le plus virulent de l’équipe donne un coup de fil d’une cabine téléphonique. A l’époque nous n’avions pas de téléphone portable. Quelques minutes plus tard, nous sommes de nouveau dans un taxi en direction de ce fameux night-club. Regardant le paysage nocturne de la ville illuminée défiler par la fenêtre je me demande dans quelle galère je me suis encore fourré. Le taxi s’enfile dans une ruelle et nous débarquons devant une petite entrée flanquée d'un modeste panneau lumineux dont j'ai oublié le nom et l’enseigne depuis longtemps. Le couloir est étroit, la porte petite mais le portier est gigantesque. Plus question de faire les malins, ça ressemble à un coupe gorge. Je suis hésitant mais les copains se chargent de me rassurer. Avant de nous autoriser à pénétrer à l’intérieur de l’établissement, le type contrôle nos cartes de l'ONU. Je rentre le dernier. Toujours à moitié endormi, c’est à ma grande surprise, qu’une jeune femme complètement nue, un verre à la main, m’accueille chaleureusement. Je suis stupéfait. Cela fait plus de quatre mois que je n'ai pas approché une femme aussi intimement. Le choc est terrible. Je me sens maladroit. En fait, ce night-club est un bordel. Je suis bien tombé dans un traquenard. Je m'assoies avec les copains sur un espèce de canapé moelleux. L’établissement est minuscule, il y a toutefois un étage où se trouvent quelques chambres…Très vite deux charmantes jeunes filles viennent prendre place près de nous. Des conversations en mauvais anglais s’engagent. Rapidement nous comprenons que nous sommes invités à acheter une bouteille de champagne. Ce n'est pas donné et une partie de l'avance de solde va servir à payer cet extra imprévu. L’alcool, la musique et les filles nous envoûtent peu à peu. On se retrouve même à danser sur la mini-piste. A plusieurs reprises je tente de soumettre l’idée de rentrer au camp, en vain. Ce que je crains fini par arriver. Un des copains se décide à payer pour monter à l’étage passer un moment avec une des filles. .....
 Ce petit matin là, je m’assoupis dans un brouillard épais avec un martèlement dans le tête causé par l'abus d'alcool et de cigarettes. Difficilement, je fini par m'endormir. Deux ou trois heures après, je suis réveillé par la lumière du jour. Je me motive pour aller faire un jogging comme je l'avais prévu initialement la veille. Ce n'est pas la grande forme et il va falloir éliminer toute cette merde. Cela me soulage peu a peu de pouvoir enfin trottiner en toute liberté. J'en profite pour visiter plus en détail le camp. Je ne découvre rien d’intéressant. Il n'y a que d’immenses entrepôts hermétiquement fermés. Je surveille ma montre car il est hors de question de rater l'heure du départ pour la France. J'ai assez attendu et je ne souhaite vraiment pas passer une minute de plus ici. Après une petite heure de course à pied et quelques exercices d’étirements, je remonte dans la chambre. Les copains dorment encore. Je les réveille car maintenant il faut penser à partir. Personne n'est très frais après cette nuit passée à faire la bombe. C'est tous un peu comateux que nous montons dans la navette qui doit nous amener à l’aéroport. Une fois sur place, nous n'attendons pas très longtemps avant d’embarquer enfin dans un avion pour la France. Pendant le vol, nous sommeillons tous un peu et de temps à autres certains balancent des blagues plus ou moins vaseuses en allusion à la nuit passé au bordel. En fin de matinée, nous atterrissons à Lyon-Satolas. Comme c'est bon de remettre les pieds en France ! Pour la circonstance, je me suis mis en tenue militaire avec le béret bleu arborant l'insigne de l'ONU. Je me sépare de mes comparses qui partent chacun vers diverses destinations pour passer leur permission. En ce qui me concerne, je dois rejoindre ma femme et mes filles sur Montpellier. Le plus simple est de prendre l'avion mais j'ai trois bonnes heures d'attente. Après avoir fait quelques fois le tour des boutiques dans l'enceinte de l’aéroport, je commence à trouver le temps long.  Avec ma tenue, je ne passe pas inaperçu et les gens me portent parfois un curieux regard. Je finis inévitablement accoudé à un bar, au début dans l’idée de boire juste un café. Rapidement, un inconnu vient discuter avec moi. Une discussion sur Sarajevo s'engage inévitablement. Le gars est sympa, il m'offre un verre. Je remets une tournée. Le serveur du bar remet aussi la sienne. D'autres personnes se mêlent peu à peu au groupe de discussion. Chacun tient absolument à m’offrir un verre. Je m'efforce de garder une certaine  réserve mais cela devient difficile. Je raconte quelques trucs, histoire de satisfaire un peu la curiosité de mes interlocuteurs. Je ne pense pas violer le secret défense. Je ne fais que confirmer ce que l'on peut entendre dans les médias. Mais Les gens veulent en savoir toujours plus. Sarajevo intrigue. Je m’étais approché de ce bar dans l’idée de prendre un petit café paisiblement, je le quitte deux heures après à moitié soûl. Je suis obligé de faire des efforts considérables pour dissimuler mon état d’ébriété. Je ne veux pas me voir refuser l’embarquement. Ce serait le comble. On m’attend à Montpellier. Dehors il fait nuit. C'est toutefois dans un triste état que j’arrive à embarquer dans le petit avion à destination de Montpellier-Méditerranée. C’est un petit coucou qui n'a que deux moteurs à hélices. Pourvu qu’il ne tombe pas en panne. Je prend place  à l’intérieur et conscient que je dois puer l'alcool, je me fais le plus discret possible pendant tout le voyage. Ce vol me parait interminable. J'ai d'affreux relents d'alcool et je suis à deux doigts de vomir à plusieurs reprises. L’hôtesse et les autres passagers évitent mon regard. Ils semblent bien conscients que je reviens d'un autre monde, d’une autre dimension et qu'il est plus sage de m'ignorer, des fois que je pète un plomb. Enfin le coucou se pose. Dans quelques instants, je vais retrouver ma femme et mes filles. J'essaye de ne plus penser à ce que j'ai fait la nuit passée. Il faut oublier tout cela. Mon cœur palpite. Je récupère mon sac et je m'avance hésitant vers la sortie. Elle est là, souriante avec une des petites dans les bras et l'autre tenue par la main. Mon vieux copain l'a accompagné. Mes deux filles se mettent à crier en cœur : « papa ! ». Je m'accroupis pour les prendre toutes les deux dans les bras et les embrasser tendrement. J’embrasse ma femme ainsi que mon pote. Je suis subitement tellement content de les revoir. Ces retrouvailles sont particulièrement émouvantes. Nous décidons d'aller souper en ville pour fêter mon retour. Dans la voiture, les filles sont agitées et j'ai beaucoup de mal à les calmer. Je suis un revenant. Nous passons une agréable soirée mais j'ai du mal à me sentir bien présent. Une partie de moi est restée en Bosnie, où d’ailleurs je vais devoir repartir bientôt dans moins de trois semaines. Le compte à rebours a commencé. La première nuit avec ma femme se passe plutôt bien. Je dissimule sans difficulté mon horrible incartade de la veille qui n'a en rien altéré mon appétit sexuel, bien au contraire. Mais les femmes ont un sixième sens. Quelque chose me dit que la mienne a des soupçons. Le passage obligé des permissionnaires dans le bordel de Zagreb a peut-être déjà  été ébruité par des prédécesseurs et alimenté certains commérages des épouses de militaires. Qui sait ? Nous n'aborderons pas le sujet. Après quelques jours passés à Montpellier dans la famille, nous reprenons la route pour Bourg Saint Maurice. Nous sommes en février, il y a de la neige dans les Alpes et du ski à faire. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ces trois semaines passent à une vitesse incroyable. J'ai cette sensation désagréable d’être à peine arrivé qu'il faut déjà penser à repartir au front de l’Est. Je profite de ces jours de permission pour aller faire un peu de ski aux Arcs ainsi que quelques séances d’escalade sur le mur du gymnase de Bourg Saint-Maurice. Ce n’est pas tant la forme olympique. J’accuse le coup des trop longues semaines harassantes passées sur les Monts Igman. Je m’efforce d’essayer de m’occuper de mes filles qui ont été passablement perturbées par mon absence des quatre derniers mois. Je n'ai malheureusement pas vraiment la tête à cela. Des tensions s’installent au cœur de ma famille. Quelque part, je suis très préoccupé par le retour en Bosnie dont l'heure se rapproche à grand pas. Je suis de plus en plus inquiet. Après cette démobilisation du temps de la permission, je vais peiner à retrouver la motivation pour retourner là-bas. J'aimerai que tout cela soit terminé. Je n'ai plus envie d'y retourner. J'en ai assez vu. Mais pourtant, il va falloir. Je n'ai pas le choix. A quelques jours du départ, il y a de fortes chutes de neige. Un matin, sur le parking de l'immeuble où nous habitons, j'ai de la neige jusqu’à mi-cuisse. Je passe un temps fou à déneiger l’entrée ainsi que notre voiture. Ça ne s’arrêtera donc jamais. Je ne reverrai jamais autant de neige à Bourg Saint Maurice. A la station des Arcs, il est tombé un mètre cinquante de neige en une nuit à 2000 mètres d'altitude. C'est impressionnant. Un moment je pense que l'on va resté bloqué ici et que l’on ne pourra pas nous renvoyer à Sarajevo. Cela m'arrangerait bien. Et puis la nouvelle tombe. La veille de notre départ, il y a une monstrueuse avalanche dans la face nord de Bellecote sur la commune de Peisey-Nancroix. On apprend que des personnes sont ensevelies dans des chalets sous dix mètres de neige. J'aurais préféré rester ici pour aller aider à les dégager, quitte à devoir peler pendant plusieurs jours. Ce ne sera malheureusement pas possible et je dois bien faire mon sac pour retourner à Sarajevo. C'est donc après avoir appris cette nouvelle stupéfiante, que je suis contraint ainsi que mes autres collègues permissionnaires de repartir en Bosnie. Dans le bus qui nous emporte vers Lyon-Satolas, l'ambiance n'est pas tant au beau fixe. Tout le monde fait un peu la gueule. On sait bien ce qui nous attend là-bas. C'est alors que tout s'enchaine très vite et s’accélère. Nous embarquons cette fois-ci dans un Transall. Cette avion de transport militaire franco-germanique peut être destiné au largage des parachutistes et dans sa carlingue, c’est un peu le vide sidéral. Il n’y a pas grand chose, excepté quatre rangées de banquettes pour permettre de s’assoir dans l'attente de sauter quelque part. Le temps du vol pour Sarajevo, nous sommes donc très inconfortablement assis en rang d’oignons sur cette espèce de banquette bien trop dure pour mes petites fesses attendries par trois bonnes semaines de vacances. Nous échangeons des regards qui en disent long. Personne n'est vraiment enchanté de retourner au front. En deux coups de cuillère à pot, nous nous retrouvons à Sarajevo. Le choc est toujours aussi brutal même si l'on entend pas de coup de feu cette fois-ci. L’ambiance qui règne dans cet aéroport est toujours très tendue. Nous revenons dans un autre monde. L’avion russe scratché en bout de piste est toujours là, immobile. Il y a encore de la neige ici, ce qui n'est pas vraiment étonnant.  L'hiver n'est pas encore fini et nous sommes que fin février. Nous percevons rapidement équipements et armements. Je suis cordialement invité ainsi que mes camarades à monter dans un VAB à destination de Razaslje. L'accueil à la base est pour le moins désagréable. Les collègues que l'on retrouve semble exténués. On me laisse à peine le temps de poser mon sac que je dois partir monter la garde. Le retour à la dure réalité des Monts Igman ne se fait donc pas attendre. L’adjudant est dans une humeur fracassante. J'ai le moral dans les chaussettes. De plus, le temps est couvert et l'ambiance est extrêmement morose. Si encore le soleil brillait, cela m’aiderait à supporter le poids des contraintes. Dès que j'en ai l’occasion, je questionne les camarades pour savoir s'il s'est passé des choses importantes pendant mon absence. Je suis curieux de savoir. Mais non, il n'y a eu aucun événement marquant, que de la routine comme durant le mois de janvier. Quelque part je suis satisfait de ne rien avoir manqué de majeur. Cela aurait été dommage. Finalement c'est cette routine qui rend tout le monde de mauvaise humeur à la longue. Les jours passent, encore plus interminables qu’avant. Je me remet difficilement dans l'ambiance et dans le rythme. Heureusement, je retrouve l’interprète bosniaque avec qui je reprend les parties de jeu d’échecs le soir au foyer. Il fait moins froid qu’auparavant mais nous essuyons encore quelques mémorables tempêtes. La pluie se mêle désormais à la neige le plus souvent et notre camp ainsi que ses abords se transforment définitivement en véritable bourbier. Les skis sont souvent mis de côté car les conditions sont mauvaises. On passe plus de temps à piétiner dans la boue qu’à  glisser. Mais l'hiver n'a pas dit son dernier mot. La neige revient épisodiquement en force, nous offrant parfois un paysage majestueux et toujours de pénible séances de déneigement et d'ouvertures de pistes.




Chapitre 9







9
Les tempêtes de neige et les patrouilles à ski



 Il neige régulièrement presque touts les jours, pas des quantités énormes car il y a souvent beaucoup de vent. Cela nous permet de faire des déplacements à ski, d'une part pour des patrouilles de surveillance autour de la base de Razaslje, et d'autre part pour effectuer les relèves sur les postes d'observation en limite de zone. En effet, il n'y a pas toujours assez de VAC disponible ou alors la neige empêche de se déplacer en VAB. Très vite, le commandement nous a interdit d'enlever les peaux de phoques dans les descentes, pour éviter de prendre de la vitesse et de se blesser en cas de chute. L'idée est discutable et cette décision provoque l'indignation générale parmi nous. Cela peut se comprendre mais il y a le pour et le contre. En effet, si l'un d'entre-nous se blesse sérieusement à la descente, ça complique les choses, non seulement pour organiser son évacuation sanitaire mais du fait que l'on aura un homme en moins, déjà que nous sommes en sous effectif au regard des exigences de cette mission. La perspective de personnel hors-service à cause d'un accident de ski n'est pas concevable dans notre situation. Pourtant, curieusement, l'autorisation de patrouiller à ski est donnée. Nous aurions pu faire sans, à pieds ou avec des raquettes car la quantité de neige est relativement faible. Il n'est pas prouvé que ça aurait été moins pratique. Sans doute qu'il y a une volonté expérimentale que l'on nous cache derrière tout cela. Toutefois il faut bien reconnaître que ce n'est pas évident de descendre à ski avec les peaux collées sur les semelles des skis, quelle idée tordue ! C'est un exercice plus que périlleux! Certes on ne prend pas de vitesse mais le ski glisse mal et donne des à coups dans les jambes, avec le sac à dos et notre fusil en bandoulière c'est une belle galère. Il n'est pas rare que certains d'entre nous voient subitement de très prés les spatules de ses skis et tombent dans la neige... ce qui fait franchement désordre pour des chasseurs alpins en opération. Mais c'est quand même toujours drôle à voir le copain qui tombe à ski. En fait, à l'usage on peut dire que c'est aussi dangereux que de glisser sans les peaux, voir peut-être plus. Dans l'ensemble ça se passe plutôt bien car nous sommes tous d'assez bons skieurs. Ces patrouilles à ski sont une véritable bouffée d'oxygène, une sorte d'échappatoire à la routine des tours de garde récurrents et des multiples contraintes liées à la vie en communauté dans le camp de base. Depuis l'arrivée des tempêtes de neige au début du mois de décembre, la trêve des combats se confirme de jours en jours. On n'entend plus aucun coup de feu. Ça en devient presque déprimant. Le froid et la neige semble avoir définitivement calmées les ardeurs des belligérants. Les bosniaques ont bien réussis à contourner notre zone d'intervention et par conséquent, le front avec les serbes c'est définitivement éloigné vers l'Est. De fait, notre zone est devenue extrêmement calme. Ce qui contraste horriblement avec l'activité opérationnelle qui régnait encore ici quelques semaines plus tôt.
Aujourd'hui je pars à ski avec un groupe faire la relève sur la position tenue par notre section. C'est une petite expédition. Ces derniers jours la neige limite sérieusement les déplacements en VAB et nous n'avons pas encore assez de Véhicules à Chenillettes de type « Aggluns » pour assurer toutes les missions de déplacement. L'adjudant me fait confiance et je suis convaincu que je ne vais pas le décevoir. Même si la discipline n'est pas toujours mon point fort, je n'ai eu en revanche aucune difficulté particulière pour m'imposer comme chef de groupe et les hommes du rang m'obéissent relativement bien. Parfois j'ai même l'impression d'être devenu plus un petit chef de bande, plutôt qu'un honorable chef de groupe de l'armée française. Enfin ce qui compte avant tout c'est que le travail et les missions soient accomplis le mieux possible, pour le reste le commandement est moins pointilleux qu'en métropole, d'ailleurs il n'a pas trop le choix tellement c'est difficile ici. J'entends toujours le capitaine dire qu'il lui faudrait un bataillon pour maîtriser notre zone alors qu'il n'a qu'une compagnie ! Il faut bien comprendre que l'autorité et le respect ne sont pas des choses systématiquement acquises lorsque l'on porte des galons. Le plus souvent cela doit se mériter en faisant ses preuves au quotidien, surtout au sein d'une unité de combat. Je ne cherche pas à me jeter des fleurs, mais l'administration militaire m'a trop souvent freiné dans mes projets parce que je n'ai pas une très bonne vue et que je porte des lunettes alors que sur le terrain - exercices de tirs compris - j'ai toujours été dans les meilleurs et souvent loin devant certains qui avaient une vue parfaite ! Encore les bienfaits de la technocratie qui impose de classer impérativement les gens dans une case en fonction de critères matériels trop strictement définis mais qui est incapable de savoir prendre en compte et de mesurer la volonté de l'individu à se dépasser, en clair, ce qu'il a véritablement « dans le ventre »! Pour le tir je dois aussi posséder un sixième sens car je fais très souvent mouche. Je sais que cela est incompréhensible au regard de mon acuité visuelle sur le papier. J'ai toujours souvenir de mon premier exploit de franc-tireur. Adolescent, j'étais en vacances chez mon oncle et un dimanche matin, nous faisions une petite séance de tir à la carabine 22 long rifle dans la cour de sa ferme. Nous nous amusions à tirer sur de vieilles boites de conserve placées sur un mur à une bonne centaine de mètres. Nous comptabilisions nos résultats et tonton était bien meilleur que moi. Malgré touts les bons conseils que j'avais reçu et mes efforts de concentration, je ne réussissais pas à dégommer une boîte à chaque tir. Cela m'énervait sensiblement. La séance touchait à sa fin. Sans comprendre pourquoi, cherchant désespérément à prouver quelque chose à mon oncle et à lui lancer un dernier défi, je lui désigne comme cible la petite ampoule pendue au plafond de la grange. Tonton rigole et se moque de moi. Il me donne le fusil en pariant que jamais je ne touche cette ampoule. Vu mes piètres performances sur les boîtes de conserve, il est confiant pour la sécurité de l'ampoule qui est sensée continuer à éclairée sa grange. Et puis elle est si loin et si petite. Aucune chance que le neveu ne la dégomme. Je prends le fusil, je l'arme, je vise debout presque au jugé sans véritablement prendre le temps de bien viser. J'appuie sur la détente et pan, bingo ! L'ampoule vole en éclat dans un petit bruit de verre qui se brise. Mon oncle est médusé. Il n'en croit pas ses yeux et il est bon pour changer son ampoule. Un coup de chance incroyable ou un pouvoir surnaturel ? Une vocation est née. Dommage que je porte des binocles. J'aurai pu être tireur d'élite. En réalité, j'aurai surtout aimé être dans les commandos-parachutistes, devenir un digne héritier de l'adjudant Vandenberg, surnommé le tigre du delta pendant la guerre d'Indochine. Mais de nos jours il semble qu'il y ait beaucoup de candidats et peu d'élus. Mon acuité visuelle pose problème à l'administration militaire alors que tout le reste de mon profil convient. On m'a proposé un emploi dans l'arme des transmissions, sauf que ce n'est pas du tout ce que j'ai envie de faire. Je n'arrive pas à accepter cela et je vais me battre jusqu'au bout pour devenir chef de groupe de combat. A force de persévérance, j'arriverais à passer au travers des mailles du filet. Pour en revenir à nos moutons, sur les Monts Igman la donne est différente, pas de place pour les ventres mous et les grandes théories. On vit au quotidien dans un certain inconfort et une promiscuité souvent pesante - même si la création du camp de Razaslje a amélioré sensiblement nos conditions d'existence - avec de surcroît la menace permanente d'être pris pour cible ou le risque de sauter sur une mine au cours de n'importe quel déplacement à l'extérieur des postes ou du camp de base ou encore d'avoir un accident sur ces pistes chaotiques. La guerre des nerfs qui c'est tout de suite installée, n'a fait que croître, mais à ma grande surprise, les hommes que je commande en tant que chef de groupe et que je connais depuis leur incorporation, ont tous un comportement remarquable. Je les trouve meilleurs de jours en jours à tous les niveaux de la vie militaire, bien plus que lorsque l'on était en France où certains prenaient plaisir à faire du mauvais esprit. Sans doute ont-ils pris de la maturité car la plupart d'entre-eux n'ont qu'une vingtaine d'années. Ils font comme le bon vin, ils s'améliorent en vieillissant. Je pense que ces conditions extrêmes ont de suite stimulées leur instinct de survie, et qu'ils ont tous compris très vite qu'il n'y avait pas d'autres solutions pour s'en sortir que de donner le meilleur de soi-même pour tenir le coup pendant cette mission, que la moindre faiblesse ou le moindre relâchement risquait d'être fatal, physiquement comme moralement. Du coup, une certaine émulation et une osmose ce sont créées, et les liens avec la hiérarchie ont été renforcés. Sentiment que je n'ai jamais retrouvé en métropole. Malgré mes petites tensions avec l'adjudant, chef de ma section, au sujet de nos coupes de cheveux et du port de la moustache, mes rapports avec le capitaine sont plutôt bons. Comme il y a un manque crucial de chef de groupe et que je suis effectivement titulaire de touts les examens militaires requis, je suis régulièrement désigné comme chef de groupe pour la garde ou sur les postes d'observation.
Pour la petite histoire, la direction du personnel militaire de l'armée de terre dont les bureaux sont à Paris - bien loin de nos montagnes et des réalités du terrain - rechigne inlassablement à me redonner mon grade de sergent à cause d'un incident survenu quelques années plus tôt lors d'une mission en Nouvelle-Calédonie, et cela envers et contre touts les avis favorables de mon commandement direct depuis presque trois ans. En effet, une nuit d'avril 1990 à Nouméa, alors qu'il faisait très chaud et que j'étais anormalement fatigué suite à un rythme effréné de tours de garde que je subissais depuis quelques semaines, j'étais de faction de garde à la villa du général lorsque j'ai subitement ouvert le feu sur des poubelles prés du portail d'entrée, me sentant étrangement menacé suite à une sorte d'hallucination. Cet incident sans conséquence objective particulière, excepté le manquement à une stricte discipline d'ouverture du feu, ne m'a, en fait, jamais été pardonné par l'administration militaire malgré tout ce que j'ai pu prouver de valable par la suite. Pour l'éternité, personne ne vide impunément un chargeur de Famas en tirant sur les poubelles de la villa du général à Nouméa au beau milieu de la nuit, déclenchant une alerte et l'intervention sur place des forces de police de la ville... pour rien en fait. Une heure après l'incident, tout était rentré dans l'ordre. Cette nuit-là, je me suis retrouvé alors interné à l'infirmerie du quartier avec une piqûre de tranquillisant administrée par le médecin de permanence. Il faut bien dire que les conditions de cette mission à Nouméa étaient particulièrement éprouvantes. Moins de deux ans après les événements de la grotte d'Ouvéa, la tension sur l'île était toujours palpable. De plus, il régnait une sale ambiance au sein de notre section, certainement à cause du programme opérationnel soutenu que nous devions suivre. La fatigue s'est vite accumulée, chauffant à blanc les esprits d'une façon inattendue. De nombreuses bagarres complètement stupides éclataient dans nos rangs et les rapports entre-nous se dégradaient de jours en jours. Je peux jurer que je ne buvais pas et que je ne prenais aucune drogue à cette époque. Sans doute que cela m'aurait aidé à tenir et peut-être éviter de péter les plombs, enfin pas sûr. Le lendemain, j'étais transférer au trou1 et les circonstances ont fait que je me suis retrouvé gardé par certains collègues de ma section. Mais l'abcès était crevé. Les collègues savaient désormais de quoi j'étais capable et de quel bois je pouvais me chauffer. L'ambiance était alors bizarrement beaucoup plus détendue. Curieusement ils m'autorisaient même à sortir de mon cachot pour venir jouer aux cartes avec eux. Fait étrange au regard de la folie de mon geste. L'histoire aurait pu en rester là, d'autant que j'appris d'un caporal-chef érudit que dans l'historiographie comportementale des sentinelles, il n'est pas rare qu'un soldat de garde pète un plomb et ouvre le feu sans raison objective valable. Il n'y a rien de franchement anormal à ce genre d'incident en considérant le contexte de sa survenance. Tant qu'il tire sur personne, il n'y a pas mort d'homme. C'est le risque encouru par l’État a avoir des hommes en armes aux quatre coins du territoire. Toutefois, le commandement jugea alors sévèrement mon geste et sans plus de questionnement ni de formalité je fus rapatrié en France quelques jours plus tard. En clair, je prenais ce que l'on appelle un vol bleu avec en prime quarante jours d'arrêt au motif de l'utilisation de mon arme sans autorisation. Grandiose ! A peine revenu au régiment à Sarrebourg, j'étais expédié au service psychiatrie de l'Hôpital militaire de Nancy comme une bête curieuse, pour savoir si j'étais vraiment fou. Ma carrière militaire aurait pu définitivement s'arrêter là mais c'était sans compter sur mon entêtement et mon acharnement à vouloir approfondir mes expériences de la dure vie militaire. Sans doute suis-je atteint d'un masochisme profondément incurable. Cinq ans après ce malheureux incident, je suis toujours dans l'armée. Tout mes examens de chef de groupe de combat d'infanterie légère et de montagne en poche, passé par Saint Maixent2, l'EAI3 et l'EMHM4, j'ai reconquis les grades un par un jusqu'à celui de caporal-chef, accumulant les bonnes notations et mieux encore je suis aujourd'hui casque bleu dans le secteur de Sarajevo, au cœur des guerres de Yougoslavie. Joli pied de nez fait à l'administration militaire psycho-rigide, il faut reconnaître que j'ai pu bénéficier fortuitement de certaines complicités. Mais ma volonté à prouver que je valais beaucoup plus que ce que mes chefs pouvaient imaginer est sans doute la raison essentielle. Le pouvoir et les profondeurs de l'esprit sont impénétrables. Me revoilà donc aux affaires, en quête de ce fameux galon de sergent qui relancerait définitivement ma modeste carrière militaire.
Après avoir effectué touts les préparatifs d'usage en perspective d'un séjour de trois ou quatre jours dans notre poste section, je m'élance sur la piste suivi de mon groupe, tous skis aux pieds chargés d'un énorme sac à dos et de nos famas avec munitions. Notre poste d'observation est toujours situé au fond d'une petite vallée à quelques kilomètres du camp de base de la compagnie en limite de zone ONU. Il a bien neigé ces derniers jours et le manteau neigeux qui commence à s'épaissir suffisamment suscite sérieusement l'intérêt des skieurs que nous sommes tous. Nous progressons assez rapidement sur cette piste légèrement descendante. Le poids de nos sacs chargés à bloc avec de la nourriture et des vêtements, plus notre armement, se fait cruellement sentir. Nous n'avons pas trop froid grâce à l'effort qu'il faut fournir pour avancer. Il ne fait pas beau, le ciel est chargé et il recommence à neiger. Il y a du vent, très vif sur nos visages en sueur, qui fait tourbillonner joyeusement cette neige qui tombe et qui a un mal fou à s'accumuler en une couche suffisamment homogène et épaisse pour nous permettre de skier confortablement. Nous avons juste la visibilité suffisante pour bien nous situer et ne pas nous perdre. Pas après pas, enjambées après enjambées, nous glissons avec nos peaux de phoques sur la neige en direction du fond de vallée. Plus nous avançons et plus la pente descendante se fait sentir sur la piste. Avec les peaux sous les skis, cela devient franchement désagréable. alors que nous pourrions nous laisser glisser tout naturellement sur la neige, conformément aux lois de la gravité et du ski. J'ai toujours présent à l'esprit cette belle pente à l'entrée du village juste avant d'arriver sur notre poste. Elle n'est pas très longue, ni très raide, mais suffisamment pour faire une dizaine de beaux virages, à condition bien-sûr de ne pas tomber. Avec nos sacs et nos fusils, c'est un sacré challenge. La tentation est grande de skier, d'autant que la neige est plutôt bonne et qu'il semble y en avoir presque assez pour ne pas risquer de toucher des cailloux sous les skis. Alors je me décide à désobéir une fois de plus, j'en porte la responsabilité en tant que chef de groupe. Tant pis si l'on se fait prendre. Je suis certain que personne ne va se casser une jambe ou se tordre un genou. Je n'ose pas y penser. L'idée de pouvoir skier librement me réjouit subitement et m'envahit comme une source de bonheur intense. Plus rien ne compte alors que la glisse. Ce sentiment va m'animer toute ma vie. Tout le reste passera après. Cela devient de la folie furieuse, comme le virus de la grimpe. Absorbé dans mes pensées, avec mon groupe, je continue à progresser sur cette piste étroite qui serpente entre les montagnes. A cause du mauvais temps, le paysage qui nous entoure parait de plus en plus lugubre. Tout devient blanc ou grisâtre. Il y a toujours ces nombreux rochers ça et là, pas encore complètement cachés par  la neige ainsi que ces quelques arbres qui subsistent encore au bord de la piste ou dans les champs et que la guerre n'a pas abattus. On peut toujours distinguer ces séries de vieux piquets de clôture, un peu alignés mais toujours légèrement tordus, joints par deux ou trois rangées de fil barbelé. Ils me font penser à des bâtons de sorcière. Parfois je me demande si un monstre ne risque pas surgir de cette mystérieuse immensité blanche pour nous attaquer et nous dévorer. Je prémédite mon méfait. Nous approchons du but. Le sommet de la pente que je veux skier est en visuel. Les battements de mon  coeur s'accélèrent, j'ai le souffle plus court. Je vais prendre un gros risque. En route, j'en ai soufflé mot à mes gars qui à l'unanimité ont acquiescé. Ça ne leur fait pas du tout peur et si je leur en donne l'ordre ils seront parfaitement couverts. Ils adorent quand je trouve le moyen de mettre un peu de piquant dans la routine quotidienne. Cette histoire de garder les peaux de phoque sous les skis à la descente incarne le comble de l'ennui. Désormais tout repose sur mes épaules. C'est pas le tout d'avoir des idées, il faut aussi assumer. Nous sommes au point de départ pour skier cette fameuse pente. La neige a l'air excellente. Le mauvais temps nous cache un peu des regards indiscrets. En contre-bas, on distingue difficilement le village en ruine et notre poste section. Les copains en bas ne se rendront compte de rien si l'on fait vite. Rapidement on enlève tous les peaux de phoques de nos skis et on les fourre dans nos vestes en gore-tex. Un par un on va s'élancer dans la pente. En tant que leader, je pars le premier. Après une petite traversée pour prendre suffisamment de vitesse j'amorce mon premier virage, un peu hésitant à cause du poids du sac qui a tendance à me déstabiliser. Je le réussis et j'enchaîne sur le suivant. La neige poudreuse est excellente sous mes skis. Elle vole jusqu'au dessus des genoux tellement elle est légère. Je ressent, le temps de quelques secondes, cette formidable sensation de liberté et de communion totale avec la nature, provoquées par cet incroyable sensation de flottement et de glisse sur la neige. C'est cette sorte de quête du Graal qui guidera une bonne partie de mon existence future. Les copains suivent derrière. Même si je m'en sors plutôt bien, je sais que certains du groupe sont bien meilleurs que moi en ski. Certains pratiquent cette activité depuis leur tendre jeunesse et ont même fait de la compétition dans des skis clubs. De ce fait, ils possèdent un excellent toucher de neige et sont de remarquables skieurs. Ce n'est pas encore mon cas, je skie seulement depuis trois hivers, j'ai encore des progrès à faire et beaucoup à apprendre avant de devenir un skieur chevronné. Cela  explique sans doute ma motivation et mon envie à vouloir skier le plus possible. A cet instant précis, je m'applique et me concentre plus que jamais. Il ne faut surtout pas tomber sinon c'est l'humiliation suprême. Après quelques virages et une autre traversée, je suis vite en bas. Tout le monde arrive derrière moi. Nous avons tous le sourire. On a bien fait une bonne dizaine de virages dans la poudreuse avant d'arriver à l'entrée du poste. Exceptionnel, même s'il faut admettre que ça n'a pas été facile avec tout notre bardas sur le dos. Mais quelle joie de pouvoir skier un peu! Maintenant, le problème c'est que nos traces de ski vont rester s'il ne reneige pas en quantité suffisante pour les recouvrir et les dissimuler. Si par malheur, le capitaine ou l'adjudant débarquent et qu'ils les voient, ça risque de barder pour nos oreilles, surtout pour les miennes qui a en charge la sécurité du groupe. Par chance, il continue à neiger et ces traces disparaissent peu à peu. Mais en y regardant bien, on les distingue encore lorsque les collègues que l'on est venu remplacer, reprennent à leur tour le chemin de Razaslje. Le sergent me fait la remarque et il m'avoue qu'il se doutait déjà de quelque chose. Notre euphorie lors de notre arrivée au poste lui a mis la puce à l'oreille. En général, on ne vient pas faire la relève d'un poste d'observation animé d'une grande joie. C'est plutôt l'inverse et c'est quand on repart pour retrouver le confort presque douillet de Razaslje que l'on est content. Vu que personne ne s'est fait mal, il n'y aura pas de conséquence, à peine quelques remarques sous-entendues. Personne ne me reprochera franchement cette petite entorse à la consigne. L'événement tombera vite dans l'oubli, sauf pour ceux qui y ont participé.
Avec mes gars, je m'installe pour quelques jours dans le poste section. Nous le connaissons bien puisque nous y avons passé les deux premiers mois de notre présence sur la zone. C'est ici que l'on s'est fait canarder plus d'une fois. Maintenant tout semble terminé ça en devient presque déprimant. Dehors, l'hiver continue à étendre inexorablement son grand manteau blanc. La neige tombe inlassablement et les températures chutent de plus belle. Parfois le vent se met subitement à hurler, projetant la neige dans d'incessants tourbillons qui occultent toute visibilité à plus de quelques mètres. Cela en devient effrayant. Nous sommes coupés du monde. Ça pourrait devenir « Schining5 » ! Nous sommes à la merci d'un monstre invisible qui peut nous engloutir et nous faire disparaître à tout moment. Dans cette attente angoissante, nous nous préoccupons de couper du bois pour alimenter nos vieux poêles qui tournent à plein régime afin de lutter contre le froid et le gel qui cherchent à nous envahir. Notre groupe électrogène fonctionne mal et on se demande si ce n'est pas le gas-oil qui gèle. On essaye de le réparer en vain, on se passera de lui. C'est embêtant pour l'éclairage mais nous avons des bougies pour dépanner.  Le fait de devoir couper, fendre et rentrer du bois a le mérite de nous réchauffer et de nous faire faire de l'exercice physique. Les tours de garde à l'extérieur ne peuvent durer plus d'une heure à cause de la température et de la tempête de neige. Les gars de la garde sortante apparaissent donc toute les heures au moins, à l'intérieur de la zone de vie, dans un état de réfrigération avancé. Ils sont tout blanchi par la neige, ils ont le nez rouge avec la goutte qui pend et se précipitent prés du poêle en se frottant vigoureusement les mains. Ça en devient presque comique. Dehors, c'est vraiment un sale temps pour les mouches. Il faut une grande motivation pour jouer aux cartes, aux échecs ou tout autre jeu de société. Le fait d'être immobile nous refroidit rapidement. Tout juste si l'on arrive à se réchauffer enroulé au fond du duvet. Quand l'heure du souper sonne et que le plus motivé d'entre-nous a préparé un bon plat, alors nous nous attablons avec si possible un bon verre de vin rouge en main pour nous mettre du baume au coeur et nous réchauffer les entrailles. Une fois rassasié, comme toujours je cherche un adversaire pour une partie d'échec en attendant mon tour de garde, car même en tant que chef de groupe je persiste à prendre des tours de garde. J'ai mes propres motivations à cela. D'une part nous sommes trop peu nombreux, souvent six ou sept au maximum et les tours de chacun reviennent trop vite sans véritable repos, et d'autre part, je ressens la nécessité d'être présent et éveillé le plus possible afin d'être en mesure de réagir au plus vite si un incident survenait de façon inattendu. Pendant la nuit, la garde se fait désormais à l'intérieure prés du poêle qui ronronne toujours au taquet. Toute les heures, les gars sortent faire une petite ronde et rentrent très vite tellement il fait froid. Il est inconcevable d'avoir des visiteurs, même indésirables, dans des conditions pareilles. Il faudrait être fou à lier pour parcourir de nuit la montagne dans cette tempête par des températures pareilles. Nous atteignons les -20°C. Mais sur les Monts Igman, sait-on jamais. Nous devons pas oublier qu'il y a quand même de drôles de loustics qui peuplent ces contrées. On a déjà pu en observer quelques spécimens. Les nuits se passent, sans incident, interminables dans le froid glacial de l'hiver de Sarajevo. Au petit matin, nous sommes tous congelés et la mise en route est rude. A l'extérieur, la tempête a cessé et il faut maintenant déneiger l'entrée principale du poste. Ce sont de bonnes séances de pelle qui nous attendent. Il faut des heures pour dégager les différents accès principaux à l'intérieure de notre enceinte. Parfois, le soleil fait son apparition et se joint à nous pour une partie de la journée. La température remonte sensiblement pour notre grand plaisir. Les journées s'enchaînent ainsi, rythmées par les tours de garde, les séances de déneigement, les corvées de bois pour le chauffage, les repas et quelques distractions. Parfois, j'ose sortir à ski aux alentours du poste, ce qui n'est pas autorisé sauf pour la relève. Je ne m'éloigne pas trop mais juste assez pour retenter notre petite descente à ski. Je suis souvent accompagné d'un ou deux gars. Si l'adjudant apprend cela, je me fais fusiller. Ce qui est fabuleux sur ces postes isolés par la neige et le froid, c'est que l'on est très indépendant et autonome. On est pas du tout perturbé par des ordres et contre-ordres et personne ne sait vraiment ce que l'on fait sur place. Du fait que la neige bloque presque tout, c'est le calme plat. C'est même presque la liberté totale. Je m'entends relativement bien avec les gars de mon groupe alors il y a une bonne ambiance. Ce n'est pas le cas partout dans toutes les unités de casques bleus. Rien que dans notre compagnie, j'ai entendu de tristes histoires et l'ambiance n'est pas partout au beau fixe. Certains cadres font trop facilement supporter leurs mauvaises humeurs à leurs subordonnés, ce qui n'est pas une bonne chose en soi. Pire, nous avons entendu dire que dans une autre compagnie du Bataillon, basée à Babindole, un militaire du rang s'est rebiffé contre son lieutenant chef de section qui le harcelait. Il a menacé l’officier avec son Famas , chargé et armé! Bonjour l'ambiance. Le pauvre gars a certainement été interné car un officier a toujours raison. Que Dieu me garde de ce genre d'incident ! J'essaye d'être juste et honnête avec mes hommes. Le travail doit être fait conformément aux ordres et chacun doit y mettre de la bonne volonté. Si tout est fait correctement , il n'y a aucune raison pour les brimades et les humiliations inutiles. Mes gars ont compris cela et ils sont parfaits sous mon commandement. Des fois, ils suscitent mon admiration et je trouve même cela suspect. J'ai tellement vu de crapauds dans l'armée que quand on croise des mecs valables, on a du mal à y croire. Mais c'est notre mauvais système qui rend les gens mauvais. Dans chaque individu il y a du bon et il faut trouver le moyen de le mettre en valeur. Exercice difficile pour lequel on est mal formé. Je ne me sens pas investi d'une mission supérieure à la leur. J'ai beaucoup de respect pour les hommes du rang qui se tapent toutes les basses besognes, beaucoup moins pour les cadres qui se croient supérieurs et qui, au final, ne font plus grand-chose de concret, si ce n'est remplir de la paperasse et se pavaner avec leurs décorations, bien nourris, faisant peu d'exercice et ayant du mal à dissimuler leurs gros bides. Mais arrêtons de critiquer et de cracher dans la soupe et surtout de dire du mal de nos chefs bienveillants. Si l'armée était un sanctuaire de justice et d'humanité, ça se saurait. C'est un méchant chien de garde, tapi aux pieds de l'État, prés à bondir et à mordre s'il en reçoit l'ordre. C'est son rôle, sa mission et il n'y a pas de place pour les états d'âme. On nous l'a bien assez répété. On n'est pas là pour penser mais pour obéir aux ordres.
Plus une canonnade, tout est si calme que ça en devient inquiétant, voir déprimant. Maintenant ils nous manquent quelque chose pour toujours et il faudra apprendre a vivre ainsi. Nous ne revivrons donc plus les tirs croisés des belligérants ? Rien n'est moins sûr. Mais le froid et les tempêtes de neige de l'hiver bosniaque ont eu raison des combattants qui pour l'instant, en attendant le retour des beaux jours, se terrent dans leurs positions et laissent refroidir un moment les canons. Lorsque la relève arrive au poste section, il faut remonter à ski sur la base de Razaslje. Parfois, lorsque c'est possible, le sergent-chef adjoint du chef section, âme charitable, vient à notre rencontre avec un VAC. Il a du mal à déneiger correctement la piste et progresse lentement. Dés que nous l'apercevons, nous sommes soulagés car le remontée est particulièrement pénible avec toute notre matériel sur le dos. Arrivés à sa hauteur, nous chargeons les sacs dans l'Aggluns et ceux qui sont vraiment fatigués finissent le trajet du retour dans le véhicule. Il n'y a pas suffisamment de place pour tout le monde dans la chenillette, sauf s'il y a le deuxième module attelé à l'arrière. Allégés du poids des sacs à dos, nous terminons la remontée en fanfare et on se permet même une petite course dont je sors souvent vainqueur. Ensuite, c'est le retour héroïque dans l'Algecco où on retrouve les copains. Certains sont juste revenus de leur permission en France et sont frais comme des gardons. Pour ceux qui sont là depuis le début de la mission, le poids des semaines passées consécutivement sur Igman se fait cruellement sentir de jours en jours. On a plus du tout la même fraîcheur qu'aux premiers jours de notre arrivée en Bosnie. On se métamorphose peu à peu en homme des bois et des montagnes. Mi-homme, mi-animal. Heureusement, Noël et les fêtes de fin d'année approchent à grand pas et nous rappellent à notre humanité. Pendant la deuxième quinzaine de décembre 1995, curieusement le camp s'anime peu à peu d'une effervescence toute nouvelle. Un peu comme un camp de vacances pour les scouts. Les patrouilles à ski aux alentours du camp sont de plus en plus fréquentes. Non pas qu'il y ait des chances de débusquer des combattants en embuscade qui préparaient un sale coup, même si cela ne peut pas être exclu, mais surtout parce que le commandement est conscient du bienfait de cette activité sur le moral des troupes. Alors chaque fois que cela est possible, entre deux sessions de garde ou d'escorte sur Sarajevo, les personnes disponibles reçoivent l'ordre de partir en patrouille autour de Razaslje sur des parcours définis et connus de tous. Pour ces patrouilles, nous partons relativement léger, avec le fusil et une musette. Cela est appréciable en comparaison du gros sacs qu'il faut trimbaler pour la relève sur un poste section. Lorsque le soleil brille et malgré le froid et le vent toujours bien présents dans le secteur, ces patrouilles sont particulièrement agréables. On ne rencontre plus âme qui vive sur ces étendues montagneuses enneigées et battues par un blizzard glacial. Il faudrait être complètement fou de penser à prendre position dans le coin sans des infrastructures spécifiques adaptées à ce climat polaire telles celles dont nous disposons au camp de Razaslje. Aussi, ces patrouilles ressemblent plus à une promenade de santé qu'à une chasse à l'homme en terrain hostile. Il faut toutefois lutter en permanence contre ce froid qui nous pénètre jusqu'aux os. Je repense souvent à une patrouille que nous étions partis faire en pleine tempête. Ce jour-là, il y avait un vent à décorner les bœufs. Les gars faisaient un peu la gueule car ils auraient préféré rester se reposer au camp plutôt que de parcourir la montagne par ce sale temps. Je les comprends mais l'ordre vient de l'adjudant et c'est délicat de discuter. Je me motive donc à bouger tout le monde même si ça traîne la patte. Dehors c'est limite tenable à cause de ce vent. Dés que l'on ouvre la porte de l'Algecco, il faut prendre garde à bien la tenir sinon elle risque d’être arrachée tellement ça souffle. Quelle ambiance moribonde ! Une fois mon équipe de cinq hommes prête et rassemblée dans notre allée, fusil en bandoulière et musette sur le dos, tous grimaçants à cause des rafales qui nous fouettent violemment le visage, nous nous élançons skis aux pieds vers la sortie du camp. Nous ne rencontrons personne excepté la sentinelle du poste de garde qui elle-aussi fait franchement la gueule. Tout juste si le gars prononce quelques mots tellement il a froid. Une fois la barrière franchie, de nouvelles aventures s'offrent à nous. La visibilité est très mauvaise. Avec ce vent abominable, la neige roulée tombe à l’horizontale. Les crêtes des montagnes aux alentours sont pelées plus que jamais. Par contre, sous le vent la neige a tendance à s'accumuler sous forme de congère. Je connais bien l’itinéraire de cette patrouille ordonnée par l'adjudant pour l'avoir fait plusieurs fois à pieds mais aussi à skis. C'est une boucle d'environ quatre kilomètres dans la zone sud-est de Razaslje. Il n'y a pas beaucoup de dénivelé, seulement deux ou trois petites montées et descentes, et la plupart du temps on doit suivre une piste qui longe d'anciens pâturages. La neige s'est relativement bien accumulée sur le parcours que nous devons emprunter et il faut faire la trace. Nous avons de la neige jusqu'aux genoux. C'est assez pénible à la longue et nous nous relayons à tour de rôle pour progresser à un bon rythme. Le vent redouble sans cesse de violence. L'ambiance est exceptionnelle. On se croirait pris dans la tourmente à 4000 mètres d'altitude. Les quelques clôtures avec leurs fils barbelés, encore bien apparentes, nous rappellent heureusement que nous ne sommes pas si haut et que la civilisation, même rurale est toute proche. Enfin, on pourrait parler au passé car la guerre a plutôt bien désertifiée le secteur. Nous ne rencontrerons âme qui vive. J'en profite pour faire quelques photos de mes gars progressant dans la tempête. Ces images seront immortalisées. Au bout de deux bonnes heures, nous sommes de retour au camp, quasiment frigorifiés malgré l'effort accompli. Je m’empresse d'aller faire un bref compte rendu à l’adjudant qui lui, ne semble pas avoir quitté le confort de son Algecco de toute l’après-midi. Après avoir frappé à sa porte, lorsque je l'ouvre, une bouffée de chaleur et d'air vicié me saute au visage. Je ne suis pas invité à pénétrer plus en avant et j'ai presque franchement l'impression de déranger. C'est la tête passée par la porte entre-ouverte que je lui rend compte de notre retour et qu'il n'y a rien à signaler. Rapidement congédié, je trottine grelottant jusqu’à mon Algecco où je peux enfin me mettre joyeusement à l'abri et au chaud avec les copains.
Lorsque la météo est plus clémente, on s'aventure parfois sur les pentes sud de Bjelasnica qui surplombent le camp de Razaslje. Le dénivelé à franchir est de suite plus important puisque il y a 500 mètres de dénivelé entre Razaslje et le sommet de Bjelasnica. Mais cette patrouille s’avère être extrêmement pénible avec tout notre équipement. De plus, il est toujours hors de question d'enlever les peaux de phoque à la descente. En effet, sur cette itinéraire exposé, on est en permanence à découvert et toujours en visuel de ceux qui sont dans le camp en contre-bas, autant dire en ligne de mire du capitaine qui a juste à lever la tête pour voir ce que l’on fait dans les pentes au dessus de Razaslje – il en est de même pour tout individu malveillant embusqué dans les montagnes qui voudrait s'en prendre à nous à bonne distance en nous prenant pour cible avec un tir de mortier ou tout autre type d'arme. Alors cette patrouille n'aura pas grand intérêt pour nous et s'apparentera plus à un supplice qu'autre chose lorsqu'elle est à l'ordre du jour. Par chance, elle ne sera pas souvent au programme. De mon côté, je ferai tout pour éviter de participer à cette sortie que j'aurai de plus en plus en aversion. De loin, je préfère les recoins cachés, mieux enneigés avec de la bonne poudreuse - car plus à l'abri du vent et des regards du commandement - de la petite vallée qui mène à notre poste section. Là où on peut caresser l'espoir d'enlever ces maudites peaux de phoque et faire quelques beaux virages dans la bonne neige et n’être vu de personne. Plus tard, en fin de mandat au mois de mars, nous aurons l’occasion de faire quelques patrouilles à ski - ainsi qu'un parcours du  Brevet du skieur militaire – sur le versant nord toujours mieux enneigé de Bjelasnica et ses pistes olympiques. La seule véritable satisfaction est de monter au sommet de cette montagne qui culmine à 2067 mètres d’altitude pour y admirer le paysage. Le panorama à 360° sur la Bosnie centrale est exceptionnel. L'immense antenne-relai, bombardée aux premières heures de la guerre, est toujours là, immuablement inclinée à 30° d'une façon inquiétante et insolite. Quelques vestiges des jeux olympiques d'hiver de 1984 subsistent telle cette magnifique plaque dorée avec les cinq anneaux olympiques. Ils nous rappellent à l'esprit l'importance de ce site qui fût jadis, le temps des jeux, sous les feux des projecteurs du monde entier. Aujourd’hui c'est toujours le cas, mais pour de bien plus sombres événements.
Noël est bientôt là. Nous apprenons la visite programmée de notre ministre de la Défense. Quelle bonne surprise ! Nous avons du mal à y croire. Pourquoi prend-t-il un tel risque ? Mais à l’époque, c'est particulièrement à la mode pour les hommes politiques de venir se montrer à Sarajevo, au cœur du conflit, sans doute pour venir soutenir moralement la population civile et les Casques bleus, mais surtout pour bien soigner son image médiatique du moment. Quand on pense qu'un peu plus de fermeté et l'envoi de moyens suffisants mettraient rapidement un terme à tout ce cirque, on a presque la nausée. Quelle magnifique démonstration d'hypocrisie de la part de nos politiques ! Champion de la politique de l'autruche ! Mais voilà, c’est ainsi. Nous devons accueillir notre bon ministre avec tout les honneurs qu’il mérite. Je me dis que ce serait marrant que ça se remette à canarder un peu afin que cette visite soit annulée ou alors au moment où il sera sur place. Pour qu’il se rende mieux compte de ce que c’est que cette guerre. Mais la trêve est bien acquise pour l’instant et tout reste affreusement calme. Le seul aléa qui peut nous préoccuper, ce sont les conditions météorologiques. En effet, nous devons en permanence veiller à ce que la piste qui nous relie à Babindole et Sarajevo soit ouverte et praticable. Sur cet itinéraire, il y a un col particulièrement exposé à la formation de congères. Il nous donnera toujours beaucoup de travail pour l’ouverture de la piste après une tempête de neige. Parfois nos véhicules resterons bloqués des heures dans la neige avant de pouvoir être dégagés après une monstre séance de pelle et l'aide indispensable des VAC et de leurs lames pour pousser de côté cette satanée neige. Aussi la perspective de la venue du ministre rajoute un peu plus d'angoisse à nos préoccupations quotidiennes. Il faudra absolument que le col soit franchissable le jour J à l'heure H. Le capitaine prie pour que la météo soit avec nous. Une bonne tempête de neige le soir de Noël et tout sera remis en question. Le syndrome maladif des chants militaires agite de nouveau les esprits du commandement. On apprend que le soir de Noël, en présence du ministre, il va falloir chanter, tous en cœur, et d'un ton juste. Franchement, à ce moment précis du séjour en Bosnie, on a pas vraiment le cœur à l'ouvrage. Jouer les petits chanteurs à la croix de bois pour distraire les autorités, ça nous passe au dessus de la tête. Mais en bon soldats disciplinés, nous jouerons le jeu. Alors les jours précédents ce Noël 1994, nous reprenons le rythme des séances de chants collectifs afin de nous remettre en mémoire tout le répertoire appris en septembre, à la veille de notre départ pour Sarajevo. Rapidement, nous sommes au top car plus les séances donnent de bons résultats, moins elles durent, ce que nous avons vite compris. Les préparatifs de la fête et du réveillon de Noël prennent alors une autre dimension. En effet, les cuisiniers de la compagnie sont sur le pied de guerre. Certains cadres dotés de talents particuliers participent activement à la préparations des plats. Une équipe est spécialement désignée pour décorer avec les moyens du bord le camp et la tente réfectoire  pour l'occasion. Quelques guirlandes sorties d'on ne sait où ainsi que le fanion compagnie feront parfaitement l'affaire ainsi que deux ou trois sapins maigrichons débusqués ça et là. Je ne suis pas personnellement très emballé par toute cette effervescence, j'essaye de me tenir à l’écart et je préfère me consacrer aux missions opérationnelles. Les fêtes ne m'ont jamais transcendées. Passer du temps à table, à s'engraisser et à picoler, c'est du temps perdu et cela nuit à mes performances sportives. Il faut pouvoir éliminer et récupérer rapidement des abus d'alcool et de nourriture. Dans tout ce que je fais, j'ai tendance à tomber dans l’excès, aussi comme je préfère de loin avoir de bonnes sensations dans l'effort, j'ai banni définitivement de mon programme personnel toutes formes d' activités festives. Cela n'est pas très bon pour la vie sociale et on est vite mal vu quand on ne participe pas aux grands événements. Par le passé déjà, à de multiples reprises, j'ai refusé des invitations à des repas de fêtes car j'avais en tête une séance d’entraînement, le plus souvent à bicyclette ; car il y avait une forte incompatibilité entre le fait de veiller tard et de faire quelques abus et celui de réussir une bonne séance d’entraînement avec de l’énergie à revendre et de bonnes sensations. Combien de réveillons j’ai évités car le lendemain j’enfourchais mon vélo pour aller faire 120 ou 130 kilomètres même sous la pluie et dans le froid de l’hiver. J’ai compris que c’était le prix à payer pour être en forme dès le printemps dans les compétitions cyclistes auxquelles je participais dans ma jeunesse et que je voulais gagner coûte que coûte. J’étais alors animé d’une obsession chronique mais cela est une autre histoire. Les lendemains de bringue, on est jamais très en forme. Je me suis fait piégé quelques fois et je sais très bien de quoi il en retourne. Plutôt que de faire la cuisine ou de décorer le camp, je préfère de loin aller déneiger, même à la pelle, la piste du col. Ça tombe bien, deux jours avant Noël, un tempête survient. Il faut absolument envoyer du monde pour déneiger la piste et maintenir ouverte la liaison avec Sarajevo. Je suis de la partie de bon cœur. Un moment, la certitude de la venue du ministre vacille. Nous passons une bonne journée au col, dans la tempête, pour déneiger cette maudite piste et dégager les congères de neige qui bouchent le passage. Nous ne ménageons pas nos efforts. Le gros du déneigement se fait avec les VAC mais il faut souvent donner de bons coups de pelle pour fignoler le travail. Par endroit, nous avons de la neige jusqu’à la taille, c'est presque incroyable. C'est épuisant physiquement mais réconfortant moralement. Les efforts dans cette tourmente apocalyptique apportent au final, un certain bien-être et une satisfaction personnelle. Ce vent diabolique et cette neige qui vous fouettent le visage, ce froid mordant qui vous gèle les mains et les pieds, ce combat permanent contre les éléments, ne font que renforcer notre volonté de lutter, de lutter pour survivre dans ce monde de débiles. D’être fort pour ne pas se laisser manger par les autres, se sentir vivant l’instant présent car on ne sait jamais ce qui nous attend l'instant d’après, demain on peut bien être tous morts sans avoir profité de la vie au maximum. Et puis, on se dit qu'avec toute cette neige, on va bien finir par faire du bon ski ! Cette idée dope inexorablement mon moral en berne.
La journée du 24 décembre 1994 est particulièrement fastidieuse. La tempête de neige a cessé et une accalmie durable se dessine. La venue du ministre le soir-même pour le réveillon de Noël ne fait plus aucun doute. Les derniers préparatifs occupent chacun d'entre-nous et l'agitation du camp est à son paroxysme. Tout cela me semble tellement rébarbatif que j'essaye de me faire oublier. J’hérite tout de même de quelques basses besognes sans importance que j’accomplis sans grande conviction avec mes gars. J'aurais de loin préféré aller patrouiller à ski voir même retourner déneiger le col. Enfin, le soir venu, les événements se précisent. A la nuit tombée, le ministre se fait un peu attendre.  Finalement, son arrivée éminente est annoncée. Nous formons les rangs et effectuons une prise d'armes en tenue de parade pour l'accueillir en bon et du forme. Il arrive accompagné de ses gardes du corps et de notre colonel. Souriant, vêtu d’une redingote kaki flambant neuve, il passe les troupes en revue. A cause du froid polaire qui tombe ce soir-là, rapidement les rangs sont rompus et nous pénétrons tous dans la tente pour les festivités qui s’annoncent. De la grande table du fond, le ministre, le colonel et le capitaine président la soirée. Les trois gardes du corps du ministre sont assis parmi nous et nous intriguent par leur comportement un peu hautain et cavalier à notre égard. Un bruit court très vite qu'il s'agit d'anciens légionnaires. En tout cas, ils ne sont pas très conviviales ces trois là. La légion m'avait habitué à d'autres manière. M’apercevant très vite de leur attitude méprisante, malvenue dans la circonstance, je ne prendrais pas la peine d'essayer de leur parler. Je me contenterais de les observer à bonne distance. Dès le début du repas, nous entonnons un chant puis d'autres régulièrement au cours du réveillon, au signal du capitaine. Les premiers chants sont pas trop mal mais ça se gatte vite lorsque, pour une raison insensée, les fameux gardes du corps s'en mêlent en chantant volontairement faux à plusieurs reprises pour saboter nos efforts. Le colonel et le capitaine riront jaune de cet incident imprévu. Je n'ai jamais compris cette attitude stupide. J'aurais bien mis ces types dehors. Personne n'osera. Je ne me rappelle plus du menu de ce réveillon car je n'y attachais pas grande importance. Je pense me souvenir que cela était très bien. Certains d’entre-nous s’étaient donné beaucoup de mal pour réussir ce réveillon si particulier. C’est pas souvent que l’on réveillonne en présence du ministre de la Défense nationale. Après nous avoir chaleureusement remercié pour notre accueil et félicité pour notre courage dans cette mission, le ministre ne s'est pas attardé, il est vite reparti vers Sarajevo encadré par ses trois sbires. Une fois loin, nous sommes enfin soulagés et pouvons de nouveau vaquer à nos occupations sans contrainte supplémentaire. Nous nous retrouvons face à nous même une fois de plus. Le capitaine semble satisfait de notre prestation malgré le comportement anecdotique des gardes du corps du ministre. Sans doute n'aimaient-ils pas les chasseurs alpins. Je ne vois pas d'autres explications.
La dernière semaine du mois de décembre 1994 se passe très sereinement. Il fait très froid mais le soleil brille presque tout les jours. L’enneigement est correct et les patrouilles à ski deviennent enfin notre activité principale, ce qui fait mon plus grand bonheur. Nous prenons le temps de parcourir à ski tout les itinéraires possibles dans notre zone d’intervention. Certains sont particulièrement propices pour faire un peu de ski de descente mais à mon grand regret, le capitaine reste ferme sur la consigne : il est interdit d'enlever les peaux de phoque à la descente. Alors nous tricherons quelques fois, en prenant garde de ne pas se faire voir et surtout de ne pas se blesser. Cette période de la mission s’avérera être la plus agréable de tout le séjour en Bosnie, presque une semaine de vacances aux sports d'hiver ! Le soleil et le vent burinent nos visages. On commence à être bronzé. Le moral revient curieusement au beau fixe. Le 30, c’est mon anniversaire. J’ai 28 ans et encore toutes mes dents, plus pour longtemps en fait. Je n’ébruite pas trop la chose. Discrètement, j’offre un verre aux copains présents ce soir-là au foyer. Je n’ai jamais considéré la date anniversaire de ma venue au monde comme un grand événement en soi malgré tout le respect que je dois à mes parents. En effet, venir sur cette terre pour endurer toute ces souffrances, ça ne mérite pas tant d’être commémoré. Même si certains disent que la vie mérite d’être vécue, j'ai un doute. Le soir du réveillon du nouvel an, nous improvisons une petite fête. Un gars de la compagnie est musicien et a, par miracle, une guitare. Une bonne partie de la soirée, il joue et chante face à nous tous. Nous reprenons en cœur quelques refrains. C’est extra. On boit quelques canons, forcément.  Certains commencent à être bourrés.  A minuit, on se souhaite une bonne année 1995, en sous-entendu, de rentrer sain et sauf en France. Nous immortalisons ce bon moment par une séance de photos devant une cahute bosniaque que nous avons conservée à l’intérieure du camp. Nous allons nous coucher tout joyeux. C'est la première fois où la pression retombe et que l'on fait un peu la bombe. Le lendemain je dois repartir en patrouille avec mon équipe. Je m'endors presque heureux.


1Cachot militaire
2Ecole nationale des sous-officiers d'active
3Ecole d'application de l'infanterie à Montpellier
4Ecole militaire de haute-montagne de Chamonix
5Célèbre film d'horreur



L'Adjudant Vandenberg: Le Tigre du Delta