La
carrière de Krupac
Fait nouveau, nous allons intervenir en dehors de notre zone habituelle. En effet, avec un sergent et trois autres hommes, nous devons aller en VAB sur la carrière de Krupac pour tenir une position de la Forpronu pendant trois jours. L'adjudant et le capitaine nous ont expliqués qu'il s'agit d'une position située au dessus de la carrière de Krupac entre les positions serbes et bosniaques. Afin de ne pas être pris pour cible par les serbes, il a été convenu avec eux que nous devions avoir un feu allumé en permanence, jour et nuit. Quelle bonne idée ! Cette position est à flanc de montagne et on y accède par une piste qui monte raide en lacets sur un bon kilomètre. Nous sommes début mars et il a beaucoup plu dans la région ces derniers jours, les pistes sont détrempées partout et difficilement praticables avec nos VAB. Pourtant, nous quittons donc le camp de base de Razaslje avec un de nos VAB, direction la carrière de Krupac. Dans un premier temps, nous empruntons la piste puis la route qui descend vers Sarajevo. A l’approche des premiers faubourgs nous bifurquons à droite sur une route qui nous est inconnue. Le trajet se passe sans incident. Nous traversons deux check-points tenus par des miliciens, sans difficultés particulières. Il continue de pleuvoir abondamment. La route est en mauvais état et tous ce que nous voyons autour de nous, ce sont des immeubles ou des maisons à moitié détruits par les tirs d'artillerie. Pas facile de garder le moral dans cette ambiance sinistre, surtout que cela fait 5 mois que nous sommes ici. En ce qui me concerne, il y a quelques jours que je suis revenu de permission en France. Après 4 mois passés sur les Monts Igman, cela a fait du bien de revoir un peu la famille ; mais le mandat n'est pas encore fini et il faut tenir le coup jusqu'à la fin du mois. Nous arrivons enfin au pied de la fameuse carrière et de suite, nous distinguons une piste chaotique qui monte sur la gauche. La route continue dans la vallée et sur l'autre versant il y a une montagne assez austère, abritant des positions de l'armée serbe. Notre poste d’observation doit se situer par là-haut au dessus de la carrière dans la forêt et juste derrière se trouvent logiquement des positions de l'armée bosniaque. On va donc se retrouver entre les serbes et les bosniaques une fois de plus. Pourvu qu'ils se tiennent tranquilles. Avec les fortes pluies, la piste s'est transformée en champ de boue et il apparaît évident que vu la pente, on ne pourra pas monter avec le véhicule blindé. Il aurait fallu remettre en place les chaînes sur ses quatres énormes roues. Opération difficile et longue à réaliser, et même avec les chaînes, on est pas certain de ne pas s'enliser. Nous avons tous déjà vécu ce genre de mésaventure au mois de décembre dernier et en gardons à l’esprit un très mauvais souvenir. Après plusieurs messages échangés par radio avec le commandement, il est décidé d'effectuer la relève de la position à pied, ce qui ne nous enchante guère. Il va falloir monter avec notre armement et nos sacs chargés à bloc, avec l'eau et la nourriture pour trois jours. On s'organise pour effectuer la relève afin, bien entendu, de ne pas laisser le VAB seul sans surveillance au bord de la route le temps du transfert. Le sergent et deux hommes vont monter en premier et je vais attendre que le groupe descendant soit là pour qu’il prenne en compte notre VAB. Ensuite, je monterai à mon tour avec l'autre gars. Cette relève va prendre un peu plus de temps que prévu. Je vois donc s’éloigner le sergent et les deux autres camarades chargés comme des mules, pataugeant plus ou moins dans la boue, le pas glissant et incertain. Tout à l'heure ce sera mon tour d'en baver pour monter là-haut. Je les vois disparaître après le premier lacet. Commence alors une longue attente dans le VAB à l’abri de la pluie. Plus d'une heure se passe et tout semble calme. Pas de tir, pas de coup de feu, la mission d’observation sur ce poste semble s'annoncer tranquille. Mais comme je ne connais pas du tout ce secteur et que c'est la première fois que l'on y met les pieds, je suis tout de même un peu méfiant et je reste sur mes gardes. Il y a tellement de mauvaises surprises dans cette région. Le bruit monotone de la pluie sur la carlingue du VAB, la fraîcheur de l’humidité ambiante, notre immobilisme pendant cette attente assis à l'avant du VAB ainsi que le calme à l’extérieur font que j’aurais alors à ce moment précis, presque tendance à m’assoupir. Une baisse de vigilance inacceptable. Je lutte pour rester éveillé. Mais bientôt je vais l’être pour de bon. Enfin le groupe descendant arrive et me sort de ma torpeur. Après avoir expédiée la passation du VAB, nous nous élançons à notre tour sur la piste pour monter rejoindre nos camarades sur la position. Nous sommes excessivement chargés et cette montée est particulièrement pénible. On a de la boue jusqu'aux chevilles et heureusement que nous avons aux pieds nos chaussures de montagne ainsi que nos guêtres pour nous protéger les mollets. Nous progressons depuis une dizaine de minutes sous la pluie battante, plus ou moins bien protégés par nos équipements en goretex. Vu l'effort à fournir pour grimper là-haut et qu'il n'est pas question de faire une pause pour enlever une couche, on est vite trempé de sueur. Ça commence mal. Cette ascension est de plus en plus crevante. Le manque d’entraînement à la course à pied combiné à l'abus de cigarettes se fait cruellement sentir. Nous progressons à travers une petite forêt et les arbres commencent à bien reverdir grâce à la douceur et l’humidité printanière. En levant un peu la tête pour observer au dessus, j’estime que nous sommes à peu prés à mi-chemin. Soudainement et contre toute attente, une rafale d'arme automatique de gros calibre claque de l'autre côté de la vallée, suivie de plusieurs autres. Instantanément les balles sifflent subitement juste au dessus de nos têtes, coupant net une rangée de petites branches d'arbres qui virevoltent dans l’air et qui finissent par retomber près de nous. Cette image surréaliste est gravée à jamais dans ma mémoire. Il y a de quoi. Je ne m’attendais pas à cela. Instinctivement, mais trop lentement à cause du poids de notre chargement, on s'accroupit. Mais à quoi bon, de toute façon on est complètement à découvert et il est impossible d'aller se protéger derrière les arbres tellement le terrain est accidenté en dehors de la piste. Nous restons figés quelques secondes. Une éternité pour nous. Les tirs cessent et un silence angoissant s’installe aussitôt. Je regarde d’un œil méchant vers la montagne d'en face d'où on nous a tiré dessus mais avec les nuages et le mauvais temps, la visibilité est médiocre et il est impossible de distinguer quoique ce soit. Après un moment de stupéfaction, nous reprenons nos esprits et résignés nous continuons à avancer, le pas presque chancelant tellement on glisse dans cette satanée boue. Je suis de nouveau saisi par ce mauvais sentiment d'être salement exposé et à la merci des tireurs embusqués qui doivent bien se marrer de l'autre côté pour la surprise qu'ils nous ont fait. Ces tirs, pas anodins, étaient sans aucun doute le comité d'accueil habituel, pour nous dire ¨Bienvenue à Krupac mais attention !¨, une sorte de rituel incontournable dans ce pays où la folie meurtrière guette en permanence. Essoufflés, nous arrivons enfin sur la position qui sert de poste d’observation ; un peu sonnés mais vraiment heureux de retrouver les copains. En fait il n'y a pas de poste bâti mais juste un VAB blanc estampillé ONU, le nez pointé vers la vallée juste pour dire que nous sommes là. Sur le côté, entouré de grosses pierres, il y a un grand foyer pour faire du feu et quelques petits bouts de bois s'y consument difficilement à cause de l'humidité ambiante, laissant échapper un filet de fumée et répandant une odeur âcre. Si c’est ce feu notre assurance-vie, c’est pas gagné. Va falloir faire mieux. Les camarades nous accueillent un peu ébahis. Ils ont bien entendu les tirs en contre-bas mais ils n'ont pas pu voir exactement ce qui s'est passé. Après avoir déposé mon Bardas et repris mon souffle, je m'efforce de raconter comment ces tirs venus de nulle part nous ont rasés les oreilles. On m’écoute presque incrédule. Une anecdote de plus au compteur.
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