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L'interprète
bosniaque
La
pluie fait son apparition, transformant tout en champ de boue. La
cour du poste n'a jamais été goudronnée, ainsi que les pistes des
alentours. Dés que l'on se déplace dehors, on a les semelles des
rangers pleines de boue et on a aussi vite froid aux pieds. Du
coup l'ordre est donné de porter nos chaussures de montagne. Elles
ont des coques en plastique avec un chausson à l'intérieur, ce qui
est plus confortable quand il fait froid. On peut chausser des skis
avec, et même si les chevilles sont moins bien tenues qu'avec de
véritables chaussures de ski, il est possible de skier. Cet exercice
demande une meilleure technique et lorsque l'on porte un sac et de
l'armement, c'est particulièrement délicat d'éviter certaines
chutes. C'est une question d'équilibre et de sensation. Avec ces
chaussures de montagne, l'on porte des guêtres qui protègent les
jambes jusque sous les genoux. Ainsi nous sommes mieux protéger
contre les éléments, pluie, neige, froid et boue. Par contre, il
est clair que lorsqu'on patauge pendant des heures dans de la boue
bien collante, c'est un peu crevant à la longue. Mais cela muscle
bien les cuisses. Avant de rentrer dans le poste il faut se décrotter
correctement les chaussures ou enlever les coques. Mais si elles
restent dehors elles gèlent et pour les remettre après c'est plus
difficile. Alors il y aura à chaque fois des bonnes séances de
nettoyage des pompes. La boue complique sérieusement les
déplacements en VAB. On s'embourbe très facilement dans les pentes
déversantes et le pilote doit faire preuve d'adresse pour éviter ce
problème. Très rapidement nous équiperons les roues des VAB avec
des chaînes, ce qui s'avérera relativement efficace pour rester en
piste autant dans la neige que dans la boue. Mais ces chaînes sont
énormes et il n'est pas facile de les installer. Heureusement. au
poste de commandement de la compagnie il y a une unité spécialisée
pour l'entretien des véhicules et qui est aussi experte pour ce
genre d'opération. Les gars de ce service peuvent travailler à
l'abri sous des tentes et sont dotés de plaques de fer spéciales
pour s'isoler du sol. Ils nous sortiront ainsi une sacrée épine
du pied car essayer de monter ce type de chaîne à quatre pattes
dans la boue relève de l'exploit. Tout nos VAB sont repeints en
blanc avec le logo UN. Mais après une patrouille sur une piste bien
boueuse, ils sont bien crépis et ont piètre allure. Pour l'instant
nous ne sommes pas équipés sur place de Kärcher afin de les
décrotter correctement après chaque sortie. Plus tard, lorsque la
base compagnie sera montée à Razaslje avec tout l'équipement
nécessaire, les choses iront mieux. Pour l'instant c'est la galère.
Il y a une explication spécifique à toute cette boue qui a tendance
à nous envahir. En effet, la majeure partie des pistes sur les Monts
Igman ont été faites récemment par les belligérants quelques mois
avant le début du siège de Sarajevo. Elles avaient pour but
l'acheminement et la mise en place du matériel militaire et des
canons nécessaires à la mise en place du siège. Elles ont été
faites à la va-vite, juste tracées à même la terre par les
bulldozers, sans aucun apport de graviers ou de matériaux pouvant
permettre une stabilisation de la chaussée. Cela explique l'état
déplorable de ces pistes, en particulier lorsqu'elles sont
détrempées par la pluie. Nous
subissons de plein fouet cet état de fait sans pouvoir rien n'y
faire, à moins que le commandement de la Forpronu n'envisage des
travaux de voirie de grande ampleur, ce qui est impensable.
Une
quinzaine de jours après notre arrivée sur place, nous avons la
visite du colonel qui commande notre bataillon. Il arrive de Sarajevo
où est basé son poste de commandement. Quelle surprise de voir
l'avant de son VBL orné d'un crâne de bouc doté de cornes
magnifiques. Quelle fantaisie originale qui convient bien à la
situation ! Il faut foncé, mais dans quoi ? Sacré
colonel. Il n'est pas très grand mais plutôt bien charpenté, avec
son visage bon enfant plutôt sympathique et rassurant. C'est le
genre de chef à qui ont fait confiance et que l'on suivrait au bout
du monde. Son rôle lui sied à merveille ici. J'ai entendu dire
qu'il a fait une bonne partie de sa carrière d'officier dans les
troupes de montagne. De tout les officiers supérieurs que j'ai eu
l'occasion de connaître dans l'armée, c'est celui que je préfère,
et de loin, car il a de la gueule. Malgré toute la paperasse
qu'il doit certainement gérer par rapport à sa fonction, il donne
cette impression réconfortante de rester très proche des réalités
du terrain et de ses hommes. Et de surcroît, il a du caractère.
Toutes ces qualités sont très rares de nos jours. Il a très
souvent les mots justes et ça me plaît. Malheureusement on ne le
verra que trop rarement parmi nous et occasionnellement nous
entendrons parler de certaines de ses mésaventures vécues dans la
cuvette de Sarajevo. Je suis particulièrement fier de servir sous
ses ordres. Dés son arrivée sur la position c'est le branle-bas de
combat pour l'accueillir en bon et du forme, avec toutes les honneurs
dues à son rang et à sa personne. Une petite équipe de soldats,
rasés de près pour l'occasion, en tenue de parade, bien alignés,
effectuent, aux ordres d'un sergent, un présentez-armes
réglementaire dés que le colonel descend de son VBL. Après avoir
esquissé une revue de la troupe en saluant, le menton levé et le
regard inquisiteur, il détend très vite l'atmosphère par quelques
mots dont il a seul le secret. Accompagné du capitaine et du chef de
section, il visite notre position et discute de certaines choses à
demi-mots et presque à voix basse. Il paraît avoir connaissance de
ce qui se passe ici à certains moments, au cœur de l'action, mais
ne semble pas vouloir en débattre. Il ne s'attarde pas avec nous car
il a sans doute d'autres postes à visiter dans le secteur. L'équipe
lui rend de nouveau les honneurs avant qu'il ne rembarque dans son
VBL qui disparaît sur la piste dans un vrombissement et un énorme
nuage de poussière. Je me dis que des fois cela aurait été bien
s'il y avait eu quelques tirs à l'arme automatique ou de mortiers
sur notre position pendant ce genre de visite ; afin que les
officiers supérieurs du poste de commandement se rendent bien compte
par eux-même de ce qui nous menace en permanence ici et pour ajouter
un peu de piquant à leur visite. Et qu'ils prennent
réellement conscience de la présence de cette épée de Damoclès
au dessus de nos têtes. Mais étrangement cela n'arrivera pas, en
tout cas pas en ma présence. On peut comprendre ici l'intelligence
des combattants qui nous entourent et nous observent, mieux encore
que nous les observons. Ils n'ont pas intérêt à s'attirer
l'animosité et les foudres du haut-commandement de la Forpronu en se
faisant remarquer par des tirs lors des visites d'autorités. En
effet, de telles actions dont pourraient témoigner certaines
hautes-autorités en personne risqueraient d'entraîner un
renforcement de nos moyens sur place, ce qui serait une gêne
supplémentaire à la réalisation et la réussite de leurs projets,
en particulier celui de gagner du terrain et conquérir à tout prix
certaines positions ennemis, même s'il leur faut braver les
interdits et traverser la zone ONU que nous sommes censés contrôler.
S'ils souhaitent pouvoir continuer à mener à bien leurs opérations
dans notre secteur, il faut que tout paraisse tranquille lors de ce
genre de visite ; ainsi, nous autres sur le terrain en
permanence, on aura toutes les peines du monde à être cru
réellement par le commandement lorsque l'on rendra compte de ce qui
se passe lors des combats. Une sorte de jeu de cache-cache, du chat
et de la souris est tout simplement en place.
Très
rapidement, nous avons aussi parmi nous un interprète bosniaque car
nous sommes parfois amenés à communiquer avec des autochtones,
d'ailleurs le plus souvent surgis de nulle part, comme par magie ;
à moins que nous allions à leur rencontre dans certains petits
hameaux où quelques habitants ont persisté à rester. Cet
interprète est quelqu'un de vraiment très sympathique et très
gentil. Il est plus âgé que nous, sans doute proche de la
quarantaine. Je ne me souviens pas de lui avoir demandé son âge. Il
comprend et parle plutôt bien le français, ce qui est logique en
soi pour accomplir sa mission d'interprète. Il a toutefois un petit
accent. Il se révélera être un redoutable joueur d'échecs. En
effet, très vite, dés que j'ai un peu de temps libre le soir, nous
sortons le jeu d'échecs et une partie s'engage. Tant que je garde
les idées claires et que je m'efforce de rester concentré, j'arrive
à limiter les dégâts et à lui tenir tête un certain temps. Mais
à la moindre faute d'inattention de ma part, cet adversaire est sans
pitié et il m'inflige de cuisantes et humiliantes défaites. Si par
malheur au cours d'une partie je m'autorise à boire une petite
bière, un verre de vin ou pire un alcool un peu plus fort, ce qui me
fait toujours un peu tourner la tête, alors mes souffrances sont
très vite abrégées. Aucune étourderie ne lui échappe et la
sanction tombe inévitablement, toujours le terrible « échec
et mat ». Jamais je ne gagnerai une partie contre lui, ni
personne de la section d'ailleurs. Il est tout simplement trop fort.
Pourtant ces dernières années j'ai beaucoup joué aux échecs et je
me suis bien perfectionné. Je possède un mini-jeu électronique qui
m'a permis de bien progressé, mais pas suffisamment pour battre ce
remarquable joueur bosniaque. Afin de m'améliorer j'avais même lu
un livre sur la technique des échecs et j'en ai retenu certains
grands principes de jeu qui doivent ouvrir le chemin de la victoire.
Le plus difficile est de rester concentré et d'éviter des erreurs
qui peuvent être fatales quant à l'issue de la partie. Mais
certains joueurs ont la classe et sont extrêmement difficile à
battre. A l'armée, au sein des unités auxquelles j'ai appartenu,
j'ai souvent rencontré des adversaires intéressants car les
militaires français viennent d'horizons plus ou moins différents.
Il y a des styles de joueurs très variés, du débutant à l'expert.
J'ai pris quelques bonnes volées mais j'ai eu aussi de très belles
victoires. Cet interprète bosniaque demeurera le joueur d'échecs le
plus énigmatique que j'aurai rencontré dans ma vie. Les
circonstances ne sont pas étrangères à cela. Les conditions de vie
dans les postes sont rudes, on ne mange pas toujours bien, il fait
souvent froid, sombre, et dehors on entend parfois des échanges de
tirs. Et nous sommes là, les deux, lui interprète bosniaque employé
par l'ONU et moi casque bleu français dans son pays en guerre, les
deux face à l'échiquier, concentrés sur le déplacement de nos
pièces afin d'établir une stratégie pour abattre le roi adverse.
Encore une scène surréaliste. Les longues soirées ainsi que les
parties se succèdent. Parfois nous finissons à la bougie, le temps
a passé si vite, il est tard. Le fourneau de la cuisinière à bois
ronronne encore. Certains dorment dans la pièce à côté et on
discerne parfois un ronflement. D'autres s'affairent pour aller
prendre leur tour de garde, ils sortent. On perçoit de l'extérieur
quelques paroles prononcées à voix basse. La porte s'ouvre de
nouveau, les deux gars de la garde descendante rentrent se mettre au
chaud après leur faction. Ils se préparent une boisson chaude avant
d'aller se reposer. Nous avons fini notre partie d'échecs, j'ai
encore perdu. Vite, je dois aller dormir un peu car dans deux heures
je prends aussi mon tour de garde. Notre interprète dort souvent
parmi nous pendant plusieurs jours, on lui a installé un lit picot.
Il n'a pas l'air de s'en plaindre. D'un côté, il n'a pas vraiment
le choix et il s'adapte très bien à notre rythme de vie. Je pense
qu'il a vécu des choses bien pires aux premières heures de cette
guerre. Nous n'en parlerons jamais.
L'interprète bosniaque |
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