dimanche 1 mai 2016

Chapitre 4

4
L'interprète bosniaque
La pluie fait son apparition, transformant tout en champ de boue. La cour du poste n'a jamais été goudronnée, ainsi que les pistes des alentours. Dés que l'on se déplace dehors, on a les semelles des rangers pleines de boue et on a aussi vite froid aux pieds. Du coup l'ordre est donné de porter nos chaussures de montagne. Elles ont des coques en plastique avec un chausson à l'intérieur, ce qui est plus confortable quand il fait froid. On peut chausser des skis avec, et même si les chevilles sont moins bien tenues qu'avec de véritables chaussures de ski, il est possible de skier. Cet exercice demande une meilleure technique et lorsque l'on porte un sac et de l'armement, c'est particulièrement délicat d'éviter certaines chutes. C'est une question d'équilibre et de sensation. Avec ces chaussures de montagne, l'on porte des guêtres qui protègent les jambes jusque sous les genoux. Ainsi nous sommes mieux protéger contre les éléments, pluie, neige, froid et boue. Par contre, il est clair que lorsqu'on patauge pendant des heures dans de la boue bien collante, c'est un peu crevant à la longue. Mais cela muscle bien les cuisses. Avant de rentrer dans le poste il faut se décrotter correctement les chaussures ou enlever les coques. Mais si elles restent dehors elles gèlent et pour les remettre après c'est plus difficile. Alors il y aura à chaque fois des bonnes séances de nettoyage des pompes. La boue complique sérieusement les déplacements en VAB. On s'embourbe très facilement dans les pentes déversantes et le pilote doit faire preuve d'adresse pour éviter ce problème. Très rapidement nous équiperons les roues des VAB avec des chaînes, ce qui s'avérera relativement efficace pour rester en piste autant dans la neige que dans la boue. Mais ces chaînes sont énormes et il n'est pas facile de les installer. Heureusement. au poste de commandement de la compagnie il y a une unité spécialisée pour l'entretien des véhicules et qui est aussi experte pour ce genre d'opération. Les gars de ce service peuvent travailler à l'abri sous des tentes et sont dotés de plaques de fer spéciales pour s'isoler du sol. Ils nous sortiront ainsi une sacrée épine du pied car essayer de monter ce type de chaîne à quatre pattes dans la boue relève de l'exploit. Tout nos VAB sont repeints en blanc avec le logo UN. Mais après une patrouille sur une piste bien boueuse, ils sont bien crépis et ont piètre allure. Pour l'instant nous ne sommes pas équipés sur place de Kärcher afin de les décrotter correctement après chaque sortie. Plus tard, lorsque la base compagnie sera montée à Razaslje avec tout l'équipement nécessaire, les choses iront mieux. Pour l'instant c'est la galère. Il y a une explication spécifique à toute cette boue qui a tendance à nous envahir. En effet, la majeure partie des pistes sur les Monts Igman ont été faites récemment par les belligérants quelques mois avant le début du siège de Sarajevo. Elles avaient pour but l'acheminement et la mise en place du matériel militaire et des canons nécessaires à la mise en place du siège. Elles ont été faites à la va-vite, juste tracées à même la terre par les bulldozers, sans aucun apport de graviers ou de matériaux pouvant permettre une stabilisation de la chaussée. Cela explique l'état déplorable de ces pistes, en particulier lorsqu'elles sont détrempées par la pluie. Nous subissons de plein fouet cet état de fait sans pouvoir rien n'y faire, à moins que le commandement de la Forpronu n'envisage des travaux de voirie de grande ampleur, ce qui est impensable.
Une quinzaine de jours après notre arrivée sur place, nous avons la visite du colonel qui commande notre bataillon. Il arrive de Sarajevo où est basé son poste de commandement. Quelle surprise de voir l'avant de son VBL orné d'un crâne de bouc doté de cornes magnifiques. Quelle fantaisie originale qui convient bien à la situation ! Il faut foncé, mais dans quoi ? Sacré colonel. Il n'est pas très grand mais plutôt bien charpenté, avec son visage bon enfant plutôt sympathique et rassurant. C'est le genre de chef à qui ont fait confiance et que l'on suivrait au bout du monde. Son rôle lui sied à merveille ici. J'ai entendu dire qu'il a fait une bonne partie de sa carrière d'officier dans les troupes de montagne. De tout les officiers supérieurs que j'ai eu l'occasion de connaître dans l'armée, c'est celui que je préfère, et de loin, car il a de la gueule. Malgré toute la paperasse qu'il doit certainement gérer par rapport à sa fonction, il donne cette impression réconfortante de rester très proche des réalités du terrain et de ses hommes. Et de surcroît, il a du caractère. Toutes ces qualités sont très rares de nos jours. Il a très souvent les mots justes et ça me plaît. Malheureusement on ne le verra que trop rarement parmi nous et occasionnellement nous entendrons parler de certaines de ses mésaventures vécues dans la cuvette de Sarajevo. Je suis particulièrement fier de servir sous ses ordres. Dés son arrivée sur la position c'est le branle-bas de combat pour l'accueillir en bon et du forme, avec toutes les honneurs dues à son rang et à sa personne. Une petite équipe de soldats, rasés de près pour l'occasion, en tenue de parade, bien alignés, effectuent, aux ordres d'un sergent, un présentez-armes réglementaire dés que le colonel descend de son VBL. Après avoir esquissé une revue de la troupe en saluant, le menton levé et le regard inquisiteur, il détend très vite l'atmosphère par quelques mots dont il a seul le secret. Accompagné du capitaine et du chef de section, il visite notre position et discute de certaines choses à demi-mots et presque à voix basse. Il paraît avoir connaissance de ce qui se passe ici à certains moments, au cœur de l'action, mais ne semble pas vouloir en débattre. Il ne s'attarde pas avec nous car il a sans doute d'autres postes à visiter dans le secteur. L'équipe lui rend de nouveau les honneurs avant qu'il ne rembarque dans son VBL qui disparaît sur la piste dans un vrombissement et un énorme nuage de poussière. Je me dis que des fois cela aurait été bien s'il y avait eu quelques tirs à l'arme automatique ou de mortiers sur notre position pendant ce genre de visite ; afin que les officiers supérieurs du poste de commandement se rendent bien compte par eux-même de ce qui nous menace en permanence ici et pour ajouter un peu de piquant à leur visite. Et qu'ils prennent réellement conscience de la présence de cette épée de Damoclès au dessus de nos têtes. Mais étrangement cela n'arrivera pas, en tout cas pas en ma présence. On peut comprendre ici l'intelligence des combattants qui nous entourent et nous observent, mieux encore que nous les observons. Ils n'ont pas intérêt à s'attirer l'animosité et les foudres du haut-commandement de la Forpronu en se faisant remarquer par des tirs lors des visites d'autorités. En effet, de telles actions dont pourraient témoigner certaines hautes-autorités en personne risqueraient d'entraîner un renforcement de nos moyens sur place, ce qui serait une gêne supplémentaire à la réalisation et la réussite de leurs projets, en particulier celui de gagner du terrain et conquérir à tout prix certaines positions ennemis, même s'il leur faut braver les interdits et traverser la zone ONU que nous sommes censés contrôler. S'ils souhaitent pouvoir continuer à mener à bien leurs opérations dans notre secteur, il faut que tout paraisse tranquille lors de ce genre de visite ; ainsi, nous autres sur le terrain en permanence, on aura toutes les peines du monde à être cru réellement par le commandement lorsque l'on rendra compte de ce qui se passe lors des combats. Une sorte de jeu de cache-cache, du chat et de la souris est tout simplement en place.

Très rapidement, nous avons aussi parmi nous un interprète bosniaque car nous sommes parfois amenés à communiquer avec des autochtones, d'ailleurs le plus souvent surgis de nulle part, comme par magie ; à moins que nous allions à leur rencontre dans certains petits hameaux où quelques habitants ont persisté à rester. Cet interprète est quelqu'un de vraiment très sympathique et très gentil. Il est plus âgé que nous, sans doute proche de la quarantaine. Je ne me souviens pas de lui avoir demandé son âge. Il comprend et parle plutôt bien le français, ce qui est logique en soi pour accomplir sa mission d'interprète. Il a toutefois un petit accent. Il se révélera être un redoutable joueur d'échecs. En effet, très vite, dés que j'ai un peu de temps libre le soir, nous sortons le jeu d'échecs et une partie s'engage. Tant que je garde les idées claires et que je m'efforce de rester concentré, j'arrive à limiter les dégâts et à lui tenir tête un certain temps. Mais à la moindre faute d'inattention de ma part, cet adversaire est sans pitié et il m'inflige de cuisantes et humiliantes défaites. Si par malheur au cours d'une partie je m'autorise à boire une petite bière, un verre de vin ou pire un alcool un peu plus fort, ce qui me fait toujours un peu tourner la tête, alors mes souffrances sont très vite abrégées. Aucune étourderie ne lui échappe et la sanction tombe inévitablement, toujours le terrible « échec et mat ». Jamais je ne gagnerai une partie contre lui, ni personne de la section d'ailleurs. Il est tout simplement trop fort. Pourtant ces dernières années j'ai beaucoup joué aux échecs et je me suis bien perfectionné. Je possède un mini-jeu électronique qui m'a permis de bien progressé, mais pas suffisamment pour battre ce remarquable joueur bosniaque. Afin de m'améliorer j'avais même lu un livre sur la technique des échecs et j'en ai retenu certains grands principes de jeu qui doivent ouvrir le chemin de la victoire. Le plus difficile est de rester concentré et d'éviter des erreurs qui peuvent être fatales quant à l'issue de la partie. Mais certains joueurs ont la classe et sont extrêmement difficile à battre. A l'armée, au sein des unités auxquelles j'ai appartenu, j'ai souvent rencontré des adversaires intéressants car les militaires français viennent d'horizons plus ou moins différents. Il y a des styles de joueurs très variés, du débutant à l'expert. J'ai pris quelques bonnes volées mais j'ai eu aussi de très belles victoires. Cet interprète bosniaque demeurera le joueur d'échecs le plus énigmatique que j'aurai rencontré dans ma vie. Les circonstances ne sont pas étrangères à cela. Les conditions de vie dans les postes sont rudes, on ne mange pas toujours bien, il fait souvent froid, sombre, et dehors on entend parfois des échanges de tirs. Et nous sommes là, les deux, lui interprète bosniaque employé par l'ONU et moi casque bleu français dans son pays en guerre, les deux face à l'échiquier, concentrés sur le déplacement de nos pièces afin d'établir une stratégie pour abattre le roi adverse. Encore une scène surréaliste. Les longues soirées ainsi que les parties se succèdent. Parfois nous finissons à la bougie, le temps a passé si vite, il est tard. Le fourneau de la cuisinière à bois ronronne encore. Certains dorment dans la pièce à côté et on discerne parfois un ronflement. D'autres s'affairent pour aller prendre leur tour de garde, ils sortent. On perçoit de l'extérieur quelques paroles prononcées à voix basse. La porte s'ouvre de nouveau, les deux gars de la garde descendante rentrent se mettre au chaud après leur faction. Ils se préparent une boisson chaude avant d'aller se reposer. Nous avons fini notre partie d'échecs, j'ai encore perdu. Vite, je dois aller dormir un peu car dans deux heures je prends aussi mon tour de garde. Notre interprète dort souvent parmi nous pendant plusieurs jours, on lui a installé un lit picot. Il n'a pas l'air de s'en plaindre. D'un côté, il n'a pas vraiment le choix et il s'adapte très bien à notre rythme de vie. Je pense qu'il a vécu des choses bien pires aux premières heures de cette guerre. Nous n'en parlerons jamais.



L'interprète bosniaque






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