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Les
tempêtes de neige et les patrouilles à ski
Il
neige régulièrement presque touts les jours, pas des quantités
énormes car il y a souvent beaucoup de vent. Cela nous
permet de faire des déplacements à ski, d'une part pour des
patrouilles de surveillance autour de la base de Razaslje, et d'autre
part pour effectuer les relèves sur les postes d'observation en
limite de zone. En effet, il n'y a pas toujours assez de VAC
disponible ou alors la neige empêche de se déplacer en VAB. Très
vite, le commandement nous a interdit d'enlever les peaux de phoques
dans les descentes, pour éviter de prendre de la vitesse et de se
blesser en cas de chute. L'idée est discutable et cette décision
provoque l'indignation générale parmi nous. Cela peut se comprendre
mais il y a le pour et le contre. En effet, si l'un d'entre-nous se
blesse sérieusement à la descente, ça complique les choses, non
seulement pour organiser son évacuation sanitaire mais du fait que
l'on aura un homme en moins, déjà que nous sommes en sous effectif
au regard des exigences de cette mission. La perspective de personnel
hors-service à cause d'un accident de ski n'est pas concevable dans
notre situation. Pourtant, curieusement, l'autorisation de
patrouiller à ski est donnée. Nous aurions pu faire sans, à pieds
ou avec des raquettes car la quantité de neige est relativement
faible. Il n'est pas prouvé que ça aurait été moins pratique.
Sans doute qu'il y a une volonté expérimentale que l'on nous cache
derrière tout cela. Toutefois il faut bien reconnaître que ce n'est
pas évident de descendre à ski avec les peaux collées sur les
semelles des skis, quelle idée tordue ! C'est un exercice plus
que périlleux! Certes on ne prend pas de vitesse mais le ski glisse
mal et donne des à coups dans les jambes, avec le sac à dos et
notre fusil en bandoulière c'est une belle galère. Il n'est pas
rare que certains d'entre nous voient subitement de très prés les
spatules de ses skis et tombent dans la neige... ce qui fait
franchement désordre pour des chasseurs alpins en opération. Mais
c'est quand même toujours drôle à voir le copain qui tombe à ski.
En fait, à l'usage on peut dire que c'est aussi dangereux que de
glisser sans les peaux, voir peut-être plus. Dans l'ensemble ça se
passe plutôt bien car nous sommes tous d'assez bons skieurs. Ces
patrouilles à ski sont une véritable bouffée d'oxygène, une sorte
d'échappatoire à la routine des tours de garde récurrents et des
multiples contraintes liées à la vie en communauté dans le camp de
base. Depuis l'arrivée des tempêtes de neige au début du mois de
décembre, la trêve des combats se confirme de jours en jours. On
n'entend plus aucun coup de feu. Ça en devient presque déprimant.
Le froid et la neige semble avoir définitivement calmées les
ardeurs des belligérants. Les bosniaques ont bien réussis à
contourner notre zone d'intervention et par conséquent, le front
avec les serbes c'est définitivement éloigné vers l'Est. De fait,
notre zone est devenue extrêmement calme. Ce qui contraste
horriblement avec l'activité opérationnelle qui régnait encore ici
quelques semaines plus tôt.
Aujourd'hui
je pars à ski avec un groupe faire la relève sur la
position tenue par notre section. C'est une petite expédition.
Ces derniers jours la neige limite sérieusement les déplacements en
VAB et nous n'avons pas encore assez de Véhicules à Chenillettes de
type « Aggluns » pour assurer toutes les missions de
déplacement. L'adjudant me fait confiance et je suis convaincu que
je ne vais pas le décevoir. Même si la discipline n'est pas
toujours mon point fort, je n'ai eu en revanche aucune difficulté
particulière pour m'imposer comme chef de groupe et les hommes du
rang m'obéissent relativement bien. Parfois j'ai même l'impression
d'être devenu plus un petit chef de bande, plutôt qu'un honorable
chef de groupe de l'armée française. Enfin ce qui compte avant tout
c'est que le travail et les missions soient accomplis le mieux
possible, pour le reste le commandement est moins pointilleux qu'en
métropole, d'ailleurs il n'a pas trop le choix tellement c'est
difficile ici. J'entends toujours le capitaine dire qu'il lui
faudrait un bataillon pour maîtriser notre zone alors qu'il n'a
qu'une compagnie ! Il faut bien comprendre que l'autorité et le
respect ne sont pas des choses systématiquement acquises lorsque
l'on porte des galons. Le plus souvent cela doit se mériter en
faisant ses preuves au quotidien, surtout au sein d'une unité de
combat. Je ne cherche pas à me jeter des fleurs, mais
l'administration militaire m'a trop souvent freiné dans mes projets
parce que je n'ai pas une très bonne vue et que je porte des
lunettes alors que sur le terrain - exercices de tirs compris - j'ai
toujours été dans les meilleurs et souvent loin devant certains qui
avaient une vue parfaite ! Encore les bienfaits de la
technocratie qui impose de classer impérativement les gens dans une
case en fonction de critères matériels trop strictement définis
mais qui est incapable de savoir prendre en compte et de mesurer la
volonté de l'individu à se dépasser, en clair, ce qu'il a
véritablement « dans le ventre »! Pour le tir je dois
aussi posséder un sixième sens car je fais très souvent mouche. Je
sais que cela est incompréhensible au regard de mon acuité visuelle
sur le papier. J'ai toujours souvenir de mon premier exploit de
franc-tireur. Adolescent, j'étais en vacances chez mon oncle et un
dimanche matin, nous faisions une petite séance de tir à la
carabine 22 long rifle dans la cour de sa ferme. Nous nous amusions à
tirer sur de vieilles boites de conserve placées sur un mur à une
bonne centaine de mètres. Nous comptabilisions nos résultats et
tonton était bien meilleur que moi. Malgré touts les bons conseils
que j'avais reçu et mes efforts de concentration, je ne réussissais
pas à dégommer une boîte à chaque tir. Cela m'énervait
sensiblement. La séance touchait à sa fin. Sans comprendre
pourquoi, cherchant désespérément à prouver quelque chose à mon
oncle et à lui lancer un dernier défi, je lui désigne comme cible
la petite ampoule pendue au plafond de la grange. Tonton rigole et se
moque de moi. Il me donne le fusil en pariant que jamais je ne touche
cette ampoule. Vu mes piètres performances sur les boîtes de
conserve, il est confiant pour la sécurité de l'ampoule qui est
sensée continuer à éclairée sa grange. Et puis elle est si loin
et si petite. Aucune chance que le neveu ne la dégomme. Je prends le
fusil, je l'arme, je vise debout presque au jugé sans véritablement
prendre le temps de bien viser. J'appuie sur la détente et pan,
bingo ! L'ampoule vole en éclat dans un petit bruit de verre
qui se brise. Mon oncle est médusé. Il n'en croit pas ses yeux et
il est bon pour changer son ampoule. Un coup de chance incroyable ou
un pouvoir surnaturel ? Une vocation est née. Dommage que je
porte des binocles. J'aurai pu être tireur d'élite. En réalité,
j'aurai surtout aimé être dans les commandos-parachutistes, devenir
un digne héritier de l'adjudant Vandenberg, surnommé le tigre du
delta pendant la guerre d'Indochine. Mais de nos jours il semble
qu'il y ait beaucoup de candidats et peu d'élus. Mon
acuité visuelle pose problème à l'administration militaire alors
que tout le reste de mon profil convient. On m'a proposé un emploi
dans l'arme des transmissions, sauf que ce n'est pas du tout ce que
j'ai envie de faire. Je n'arrive pas à accepter cela et je vais me
battre jusqu'au bout pour devenir chef de groupe de combat. A force
de persévérance, j'arriverais à passer au travers des mailles du
filet. Pour en revenir à nos moutons, sur les Monts Igman la donne
est différente, pas de place pour les ventres mous
et
les grandes théories. On vit au quotidien dans un certain inconfort
et une promiscuité souvent pesante - même si la création du camp
de Razaslje a amélioré sensiblement nos conditions d'existence -
avec de surcroît la menace permanente d'être pris pour cible ou le
risque de sauter sur une mine au cours de n'importe quel déplacement
à l'extérieur des postes ou du camp de base ou encore d'avoir un
accident sur ces pistes chaotiques. La guerre des nerfs qui c'est
tout de suite installée, n'a fait que croître, mais à ma grande
surprise, les hommes que je commande en tant que chef de groupe et
que je connais depuis leur incorporation, ont tous un comportement
remarquable. Je les trouve meilleurs de jours en jours à tous les
niveaux de la vie militaire, bien plus que lorsque l'on était en
France où certains prenaient plaisir à faire du mauvais esprit.
Sans doute ont-ils pris de la maturité car la plupart d'entre-eux
n'ont qu'une vingtaine d'années. Ils font comme le bon vin, ils
s'améliorent en vieillissant. Je pense que ces conditions extrêmes
ont de suite stimulées leur instinct de survie, et qu'ils ont tous
compris très vite qu'il n'y avait pas d'autres solutions pour s'en
sortir que de donner le meilleur de soi-même pour tenir le coup
pendant cette mission, que la moindre faiblesse ou le moindre
relâchement risquait d'être fatal, physiquement comme moralement.
Du coup, une certaine émulation et une osmose ce sont créées, et
les liens avec la hiérarchie ont été renforcés. Sentiment que je
n'ai jamais retrouvé en métropole. Malgré mes petites tensions
avec l'adjudant, chef de ma section, au sujet de nos coupes de
cheveux et du port de la moustache, mes rapports avec le capitaine
sont plutôt bons. Comme il y a un manque crucial de chef de groupe
et que je suis effectivement titulaire de touts les examens
militaires requis, je suis régulièrement désigné comme chef de
groupe pour la garde ou sur les postes d'observation.
Pour
la petite histoire, la direction du personnel militaire de l'armée
de terre dont les bureaux sont à Paris - bien loin de nos montagnes
et des réalités du terrain - rechigne inlassablement à me redonner
mon grade de sergent à cause d'un incident survenu quelques années
plus tôt lors d'une mission en Nouvelle-Calédonie, et cela envers
et contre touts les avis favorables de mon commandement direct depuis
presque trois ans. En effet, une nuit d'avril 1990 à Nouméa, alors
qu'il faisait très chaud et que j'étais anormalement fatigué suite
à un rythme effréné de tours de garde que je subissais depuis
quelques semaines, j'étais de faction de garde à la villa du
général lorsque j'ai subitement ouvert le feu sur des poubelles
prés du portail d'entrée, me sentant étrangement menacé suite à
une sorte d'hallucination. Cet incident sans conséquence objective
particulière, excepté le manquement à une stricte discipline
d'ouverture du feu, ne m'a, en fait, jamais été pardonné par
l'administration militaire malgré tout ce que j'ai pu prouver de
valable par la suite. Pour l'éternité, personne ne vide impunément
un chargeur de Famas en tirant sur les poubelles de la villa du
général à Nouméa au beau milieu de la nuit, déclenchant une
alerte et l'intervention sur place des forces de police de la
ville... pour rien en fait. Une heure après l'incident, tout était
rentré dans l'ordre. Cette nuit-là, je me suis retrouvé alors
interné à l'infirmerie du quartier avec une piqûre de
tranquillisant administrée par le médecin de permanence. Il faut
bien dire que les conditions de cette mission à Nouméa étaient
particulièrement éprouvantes. Moins de deux ans après les
événements de la grotte d'Ouvéa, la tension sur l'île était
toujours palpable. De plus, il régnait une sale ambiance au sein de
notre section, certainement à cause du programme opérationnel
soutenu que nous devions suivre. La fatigue s'est vite accumulée,
chauffant à blanc les esprits d'une façon inattendue. De nombreuses
bagarres complètement stupides éclataient dans nos rangs et les
rapports entre-nous se dégradaient de jours en jours. Je peux jurer
que je ne buvais pas et que je ne prenais aucune drogue à cette
époque. Sans doute que cela m'aurait aidé à tenir et peut-être
éviter de péter les plombs, enfin pas sûr. Le lendemain, j'étais
transférer au trou1
et
les circonstances ont fait que je me suis retrouvé gardé par
certains collègues de ma section. Mais l'abcès était crevé. Les
collègues savaient désormais de quoi j'étais capable et de quel
bois je pouvais me chauffer. L'ambiance était alors bizarrement
beaucoup plus détendue. Curieusement ils m'autorisaient même à
sortir de mon cachot pour venir jouer aux cartes avec eux. Fait
étrange au regard de la folie de mon geste. L'histoire aurait pu en
rester là, d'autant que j'appris d'un caporal-chef érudit que dans
l'historiographie comportementale des sentinelles, il n'est pas rare
qu'un soldat de garde pète un plomb et ouvre le feu sans raison
objective valable. Il n'y a rien de franchement anormal à ce genre
d'incident en considérant le contexte de sa survenance. Tant qu'il
tire sur personne, il n'y a pas mort d'homme. C'est le risque encouru
par l’État a avoir des hommes en armes aux quatre coins du
territoire. Toutefois, le commandement jugea alors sévèrement mon
geste et sans plus de questionnement ni de formalité je fus rapatrié
en France quelques jours plus tard. En clair, je prenais ce que l'on
appelle un vol bleu avec en prime quarante jours d'arrêt au motif de
l'utilisation de mon arme sans autorisation. Grandiose ! A peine
revenu au régiment à Sarrebourg, j'étais expédié au service
psychiatrie de l'Hôpital militaire de Nancy comme une bête
curieuse, pour savoir si j'étais vraiment fou. Ma carrière
militaire aurait pu définitivement s'arrêter là mais c'était sans
compter sur mon entêtement et mon acharnement à vouloir approfondir
mes expériences de la dure vie militaire. Sans doute suis-je atteint
d'un masochisme profondément incurable. Cinq ans après ce
malheureux incident, je suis toujours dans l'armée. Tout mes examens
de chef de groupe de combat d'infanterie légère et de montagne en
poche, passé par Saint Maixent2,
l'EAI3
et
l'EMHM4,
j'ai reconquis les grades un par un jusqu'à celui de caporal-chef,
accumulant les bonnes notations et mieux encore je suis aujourd'hui
casque bleu dans le secteur de Sarajevo, au cœur des guerres de
Yougoslavie. Joli pied de nez fait à l'administration militaire
psycho-rigide, il faut reconnaître que j'ai pu bénéficier
fortuitement de certaines complicités. Mais ma volonté à prouver
que je valais beaucoup plus que ce que mes chefs pouvaient imaginer
est sans doute la raison essentielle. Le pouvoir et les profondeurs
de l'esprit sont impénétrables. Me revoilà donc aux affaires, en
quête de ce fameux galon de sergent qui relancerait définitivement
ma modeste carrière militaire.
Après
avoir effectué touts les préparatifs d'usage en perspective d'un
séjour de trois ou quatre jours dans notre poste section, je
m'élance sur la piste suivi de mon groupe, tous skis aux pieds
chargés d'un énorme sac à dos et de nos famas avec munitions.
Notre poste d'observation est toujours situé au fond d'une petite
vallée à quelques kilomètres du camp de base de la compagnie en
limite de zone ONU. Il a bien neigé ces derniers jours et le manteau
neigeux qui commence à s'épaissir suffisamment suscite sérieusement
l'intérêt des skieurs que nous sommes tous. Nous progressons assez
rapidement sur cette piste légèrement descendante. Le poids de nos
sacs chargés à bloc avec de la nourriture et des vêtements, plus
notre armement, se fait cruellement sentir. Nous n'avons pas trop
froid grâce à l'effort qu'il faut fournir pour avancer. Il ne fait
pas beau, le ciel est chargé et il recommence à neiger. Il y a du
vent, très vif sur nos visages en sueur, qui fait tourbillonner
joyeusement cette neige qui tombe et qui a un mal fou à s'accumuler
en une couche suffisamment homogène et épaisse pour nous permettre
de skier confortablement. Nous avons juste la visibilité suffisante
pour bien nous situer et ne pas nous perdre. Pas après pas,
enjambées après enjambées, nous glissons avec nos peaux de phoques
sur la neige en direction du fond de vallée. Plus nous avançons et
plus la pente descendante se fait sentir sur la piste. Avec les peaux
sous les skis, cela devient franchement désagréable. alors que nous
pourrions nous laisser glisser tout naturellement sur la neige,
conformément aux lois de la gravité et du ski. J'ai toujours
présent à l'esprit cette belle pente à l'entrée du village juste
avant d'arriver sur notre poste. Elle n'est pas très longue, ni très
raide, mais suffisamment pour faire une dizaine de beaux virages, à
condition bien-sûr de ne pas tomber. Avec nos sacs et nos fusils,
c'est un sacré challenge. La tentation est grande de skier, d'autant
que la neige est plutôt bonne et qu'il semble y en avoir presque
assez pour ne pas risquer de toucher des cailloux sous les skis.
Alors je me décide à désobéir une fois de plus, j'en porte la
responsabilité en tant que chef de groupe. Tant pis si l'on se fait
prendre. Je suis certain que personne ne va se casser une jambe ou se
tordre un genou. Je n'ose pas y penser. L'idée de pouvoir skier
librement me réjouit subitement et m'envahit comme une source de
bonheur intense. Plus rien ne compte alors que la glisse. Ce
sentiment va m'animer toute ma vie. Tout le reste passera après.
Cela devient de la folie furieuse, comme le virus de la grimpe.
Absorbé dans mes pensées, avec mon groupe, je continue à
progresser sur cette piste étroite qui serpente entre les montagnes.
A cause du mauvais temps, le paysage qui nous entoure parait de plus
en plus lugubre. Tout devient blanc ou grisâtre. Il y a toujours ces
nombreux rochers ça et là, pas encore complètement cachés par la
neige ainsi que ces quelques arbres qui subsistent encore au bord de
la piste ou dans les champs et que la guerre n'a pas abattus. On peut
toujours distinguer ces séries de vieux piquets de clôture, un peu
alignés mais toujours légèrement tordus, joints par deux ou trois
rangées de fil barbelé. Ils me font penser à des bâtons de
sorcière. Parfois je me demande si un monstre ne risque pas surgir
de cette mystérieuse immensité blanche pour nous attaquer et nous
dévorer. Je prémédite mon méfait. Nous approchons du but. Le
sommet de la pente que je veux skier est en visuel. Les battements de
mon coeur s'accélèrent, j'ai le souffle plus court. Je vais
prendre un gros risque. En route, j'en ai soufflé mot à mes gars
qui à l'unanimité ont acquiescé. Ça ne leur fait pas du tout peur
et si je leur en donne l'ordre ils seront parfaitement couverts. Ils
adorent quand je trouve le moyen de mettre un peu de piquant dans la
routine quotidienne. Cette histoire de garder les peaux de phoque
sous les skis à la descente incarne le comble de l'ennui. Désormais
tout repose sur mes épaules. C'est pas le tout d'avoir des idées,
il faut aussi assumer. Nous sommes au point de départ pour skier
cette fameuse pente. La neige a l'air excellente. Le mauvais temps
nous cache un peu des regards indiscrets. En contre-bas, on distingue
difficilement le village en ruine et notre poste section. Les copains
en bas ne se rendront compte de rien si l'on fait vite. Rapidement on
enlève tous les peaux de phoques de nos skis et on les fourre dans
nos vestes en gore-tex. Un par un on va s'élancer dans la pente. En
tant que leader, je pars le premier. Après une petite traversée
pour prendre suffisamment de vitesse j'amorce mon premier virage, un
peu hésitant à cause du poids du sac qui a tendance à me
déstabiliser. Je le réussis et j'enchaîne sur le suivant. La neige
poudreuse est excellente sous mes skis. Elle vole jusqu'au dessus des
genoux tellement elle est légère. Je ressent, le temps de quelques
secondes, cette formidable sensation de liberté et de communion
totale avec la nature, provoquées par cet incroyable sensation de
flottement et de glisse sur la neige. C'est cette sorte de quête du
Graal qui guidera une bonne partie de mon existence future. Les
copains suivent derrière. Même si je m'en sors plutôt bien, je
sais que certains du groupe sont bien meilleurs que moi en ski.
Certains pratiquent cette activité depuis leur tendre jeunesse et
ont même fait de la compétition dans des skis clubs. De ce fait,
ils possèdent un excellent toucher de neige et sont de remarquables
skieurs. Ce n'est pas encore mon cas, je skie seulement depuis trois
hivers, j'ai encore des progrès à faire et beaucoup à apprendre
avant de devenir un skieur chevronné. Cela explique sans doute
ma motivation et mon envie à vouloir skier le plus possible. A cet
instant précis, je m'applique et me concentre plus que jamais. Il ne
faut surtout pas tomber sinon c'est l'humiliation suprême. Après
quelques virages et une autre traversée, je suis vite en bas. Tout
le monde arrive derrière moi. Nous avons tous le sourire. On a bien
fait une bonne dizaine de virages dans la poudreuse avant d'arriver à
l'entrée du poste. Exceptionnel, même s'il faut admettre que ça
n'a pas été facile avec tout notre bardas sur le dos. Mais quelle
joie de pouvoir skier un peu! Maintenant, le problème c'est que nos
traces de ski vont rester s'il ne reneige pas en quantité suffisante
pour les recouvrir et les dissimuler. Si par malheur, le capitaine ou
l'adjudant débarquent et qu'ils les voient, ça risque de
barder pour nos oreilles, surtout pour les miennes qui a en charge la
sécurité du groupe. Par chance, il continue à neiger et ces traces
disparaissent peu à peu. Mais en y regardant bien, on les distingue
encore lorsque les collègues que l'on est venu remplacer, reprennent
à leur tour le chemin de Razaslje. Le sergent me fait la remarque et
il m'avoue qu'il se doutait déjà de quelque chose. Notre euphorie
lors de notre arrivée au poste lui a mis la puce à l'oreille. En
général, on ne vient pas faire la relève d'un poste d'observation
animé d'une grande joie. C'est plutôt l'inverse et c'est quand on
repart pour retrouver le confort presque douillet de Razaslje que
l'on est content. Vu que personne ne s'est fait mal, il n'y aura pas
de conséquence, à peine quelques remarques sous-entendues. Personne
ne me reprochera franchement cette petite entorse à la consigne.
L'événement tombera vite dans l'oubli, sauf pour ceux qui y ont
participé.
Avec
mes gars, je m'installe pour quelques jours dans le poste section.
Nous le connaissons bien puisque nous y avons passé les deux
premiers mois de notre présence sur la zone. C'est ici que l'on
s'est fait canarder plus d'une fois. Maintenant tout semble terminé
ça en devient presque déprimant. Dehors, l'hiver continue à
étendre inexorablement son grand manteau blanc. La neige tombe
inlassablement et les températures chutent de plus belle. Parfois le
vent se met subitement à hurler, projetant la neige dans
d'incessants tourbillons qui occultent toute visibilité à plus de
quelques mètres. Cela en devient effrayant. Nous sommes coupés du
monde. Ça pourrait devenir « Schining5 » !
Nous sommes à la merci d'un monstre invisible qui peut nous
engloutir et nous faire disparaître à tout moment. Dans cette
attente angoissante, nous nous préoccupons de couper du bois pour
alimenter nos vieux poêles qui tournent à plein régime afin de
lutter contre le froid et le gel qui cherchent à nous envahir. Notre
groupe électrogène fonctionne mal et on se demande si ce n'est pas
le gas-oil qui gèle. On essaye de le réparer en vain, on se passera
de lui. C'est embêtant pour l'éclairage mais nous avons des bougies
pour dépanner. Le fait de devoir couper, fendre et rentrer du
bois a le mérite de nous réchauffer et de nous faire faire de
l'exercice physique. Les tours de garde à l'extérieur ne peuvent
durer plus d'une heure à cause de la température et de la tempête
de neige. Les gars de la garde sortante apparaissent donc toute les
heures au moins, à l'intérieur de la zone de vie, dans un état de
réfrigération avancé. Ils sont tout blanchi par la neige, ils ont
le nez rouge avec la goutte qui pend et se précipitent prés du
poêle en se frottant vigoureusement les mains. Ça en devient
presque comique. Dehors, c'est vraiment un sale temps pour les
mouches. Il faut une grande motivation pour jouer aux cartes, aux
échecs ou tout autre jeu de société. Le fait d'être immobile nous
refroidit rapidement. Tout juste si l'on arrive à se réchauffer
enroulé au fond du duvet. Quand l'heure du souper sonne et que le
plus motivé d'entre-nous a préparé un bon plat, alors nous nous
attablons avec si possible un bon verre de vin rouge en main pour
nous mettre du baume au coeur et nous réchauffer les entrailles. Une
fois rassasié, comme toujours je cherche un adversaire pour une
partie d'échec en attendant mon tour de garde, car même en tant que
chef de groupe je persiste à prendre des tours de garde. J'ai mes
propres motivations à cela. D'une part nous sommes trop peu
nombreux, souvent six ou sept au maximum et les tours de chacun
reviennent trop vite sans véritable repos, et d'autre part, je
ressens la nécessité d'être présent et éveillé le plus possible
afin d'être en mesure de réagir au plus vite si un incident
survenait de façon inattendu. Pendant la nuit, la garde se fait
désormais à l'intérieure prés du poêle qui ronronne toujours au
taquet. Toute les heures, les gars sortent faire une petite ronde et
rentrent très vite tellement il fait froid. Il est inconcevable
d'avoir des visiteurs, même indésirables, dans des conditions
pareilles. Il faudrait être fou à lier pour parcourir de nuit la
montagne dans cette tempête par des températures pareilles. Nous
atteignons les -20°C. Mais sur les Monts Igman, sait-on jamais. Nous
devons pas oublier qu'il y a quand même de drôles de loustics qui
peuplent ces contrées. On a déjà pu en observer quelques
spécimens. Les nuits se passent, sans incident, interminables dans
le froid glacial de l'hiver de Sarajevo. Au petit matin, nous sommes
tous congelés et la mise en route est rude. A l'extérieur, la
tempête a cessé et il faut maintenant déneiger l'entrée
principale du poste. Ce sont de bonnes séances de pelle qui nous
attendent. Il faut des heures pour dégager les différents accès
principaux à l'intérieure de notre enceinte. Parfois, le soleil
fait son apparition et se joint à nous pour une partie de la
journée. La température remonte sensiblement pour notre grand
plaisir. Les journées s'enchaînent ainsi, rythmées par les tours
de garde, les séances de déneigement, les corvées de bois pour le
chauffage, les repas et quelques distractions. Parfois, j'ose sortir
à ski aux alentours du poste, ce qui n'est pas autorisé sauf pour
la relève. Je ne m'éloigne pas trop mais juste assez pour retenter
notre petite descente à ski. Je suis souvent accompagné d'un ou
deux gars. Si l'adjudant apprend cela, je me fais fusiller. Ce qui
est fabuleux sur ces postes isolés par la neige et le froid, c'est
que l'on est très indépendant et autonome. On est pas du tout
perturbé par des ordres et contre-ordres et personne ne sait
vraiment ce que l'on fait sur place. Du fait que la neige bloque
presque tout, c'est le calme plat. C'est même presque la liberté
totale. Je m'entends relativement bien avec les gars de mon groupe
alors il y a une bonne ambiance. Ce n'est pas le cas partout dans
toutes les unités de casques bleus. Rien que dans notre compagnie,
j'ai entendu de tristes histoires et l'ambiance n'est pas partout au
beau fixe. Certains cadres font trop facilement supporter leurs
mauvaises humeurs à leurs subordonnés, ce qui n'est pas une bonne
chose en soi. Pire, nous avons entendu dire que dans une autre
compagnie du Bataillon, basée à Babindole, un militaire du rang
s'est rebiffé contre son lieutenant chef de section qui le
harcelait. Il a menacé l’officier avec son Famas , chargé et
armé! Bonjour l'ambiance. Le pauvre gars a certainement été
interné car un officier a toujours raison. Que Dieu me garde de ce
genre d'incident ! J'essaye d'être juste et honnête avec mes
hommes. Le travail doit être fait conformément aux ordres et chacun
doit y mettre de la bonne volonté. Si tout est fait correctement ,
il n'y a aucune raison pour les brimades et les humiliations
inutiles. Mes gars ont compris cela et ils sont parfaits sous mon
commandement. Des fois, ils suscitent mon admiration et je trouve
même cela suspect. J'ai tellement vu de crapauds dans l'armée que
quand on croise des mecs valables, on a du mal à y croire. Mais
c'est notre mauvais système qui rend les gens mauvais. Dans chaque
individu il y a du bon et il faut trouver le moyen de le mettre en
valeur. Exercice difficile pour lequel on est mal formé. Je ne me
sens pas investi d'une mission supérieure à la leur. J'ai beaucoup
de respect pour les hommes du rang qui se tapent toutes les basses
besognes, beaucoup moins pour les cadres qui se croient supérieurs
et qui, au final, ne font plus grand-chose de concret, si ce n'est
remplir de la paperasse et se pavaner avec leurs décorations, bien
nourris, faisant peu d'exercice et ayant du mal à dissimuler leurs
gros bides. Mais arrêtons de critiquer et de cracher dans la soupe
et surtout de dire du mal de nos chefs bienveillants. Si l'armée
était un sanctuaire de justice et d'humanité, ça se saurait. C'est
un méchant chien de garde, tapi aux pieds de l'État, prés à
bondir et à mordre s'il en reçoit l'ordre. C'est son rôle, sa
mission et il n'y a pas de place pour les états d'âme. On nous l'a
bien assez répété. On n'est pas là pour penser mais pour obéir
aux ordres.
Plus
une canonnade, tout est si calme que ça en devient inquiétant, voir
déprimant. Maintenant ils nous manquent quelque chose pour toujours
et il faudra apprendre a vivre ainsi. Nous ne revivrons donc plus les
tirs croisés des belligérants ? Rien n'est moins sûr. Mais le
froid et les tempêtes de neige de l'hiver bosniaque ont eu raison
des combattants qui pour l'instant, en attendant le retour des beaux
jours, se terrent dans leurs positions et laissent refroidir un
moment les canons. Lorsque la relève arrive au poste section, il
faut remonter à ski sur la base de Razaslje. Parfois, lorsque c'est
possible, le sergent-chef adjoint du chef section, âme charitable,
vient à notre rencontre avec un VAC. Il a du mal à déneiger
correctement la piste et progresse lentement. Dés que nous
l'apercevons, nous sommes soulagés car le remontée est
particulièrement pénible avec toute notre matériel sur le dos.
Arrivés à sa hauteur, nous chargeons les sacs dans l'Aggluns et
ceux qui sont vraiment fatigués finissent le trajet du retour dans
le véhicule. Il n'y a pas suffisamment de place pour tout le monde
dans la chenillette, sauf s'il y a le deuxième module attelé à
l'arrière. Allégés du poids des sacs à dos, nous terminons la
remontée en fanfare et on se permet même une petite course dont je
sors souvent vainqueur. Ensuite, c'est le retour héroïque dans
l'Algecco où on retrouve les copains. Certains sont juste revenus de
leur permission en France et sont frais comme des gardons. Pour ceux
qui sont là depuis le début de la mission, le poids des semaines
passées consécutivement sur Igman se fait cruellement sentir de
jours en jours. On a plus du tout la même fraîcheur qu'aux premiers
jours de notre arrivée en Bosnie. On se métamorphose peu à peu en
homme des bois et des montagnes. Mi-homme, mi-animal. Heureusement,
Noël et les fêtes de fin d'année approchent à grand pas et nous
rappellent à notre humanité. Pendant la deuxième quinzaine de
décembre 1995, curieusement le camp s'anime peu à peu d'une
effervescence toute nouvelle. Un peu comme un camp de vacances pour
les scouts. Les patrouilles à ski aux alentours du camp sont de plus
en plus fréquentes. Non pas qu'il y ait des chances de débusquer
des combattants en embuscade qui préparaient un sale coup, même si
cela ne peut pas être exclu, mais surtout parce que le commandement
est conscient du bienfait de cette activité sur le moral des
troupes. Alors chaque fois que cela est possible, entre deux sessions
de garde ou d'escorte sur Sarajevo, les personnes disponibles
reçoivent l'ordre de partir en patrouille autour de Razaslje sur des
parcours définis et connus de tous. Pour ces patrouilles, nous
partons relativement léger, avec le fusil et une musette. Cela est
appréciable en comparaison du gros sacs qu'il faut trimbaler pour la
relève sur un poste section. Lorsque le soleil brille et malgré le
froid et le vent toujours bien présents dans le secteur, ces
patrouilles sont particulièrement agréables. On ne rencontre plus
âme qui vive sur ces étendues montagneuses enneigées et battues
par un blizzard glacial. Il faudrait être complètement fou de
penser à prendre position dans le coin sans des infrastructures
spécifiques adaptées à ce climat polaire telles celles dont nous
disposons au camp de Razaslje. Aussi, ces patrouilles ressemblent
plus à une promenade de santé qu'à une chasse à l'homme en
terrain hostile. Il faut toutefois lutter en permanence contre ce
froid qui nous pénètre jusqu'aux os. Je repense souvent à une
patrouille que nous étions partis faire en pleine tempête. Ce
jour-là, il y avait un vent à décorner les bœufs. Les gars
faisaient un peu la gueule car ils auraient préféré rester se
reposer au camp plutôt que de parcourir la montagne par ce sale
temps. Je les comprends mais l'ordre vient de l'adjudant et c'est
délicat de discuter. Je me motive donc à bouger tout le monde même
si ça traîne la patte. Dehors c'est limite tenable à cause de ce
vent. Dés que l'on ouvre la porte de l'Algecco, il faut prendre
garde à bien la tenir sinon elle risque d’être arrachée
tellement ça souffle. Quelle ambiance moribonde ! Une fois mon
équipe de cinq hommes prête et rassemblée dans notre allée, fusil
en bandoulière et musette sur le dos, tous grimaçants à cause des
rafales qui nous fouettent violemment le visage, nous nous élançons
skis aux pieds vers la sortie du camp. Nous ne rencontrons personne
excepté la sentinelle du poste de garde qui elle-aussi fait
franchement la gueule. Tout juste si le gars prononce quelques mots
tellement il a froid. Une fois la barrière franchie, de nouvelles
aventures s'offrent à nous. La visibilité est très mauvaise. Avec
ce vent abominable, la neige roulée tombe à l’horizontale. Les
crêtes des montagnes aux alentours sont pelées plus que jamais. Par
contre, sous le vent la neige a tendance à s'accumuler sous forme de
congère. Je connais bien l’itinéraire de cette patrouille
ordonnée par l'adjudant pour l'avoir fait plusieurs fois à pieds
mais aussi à skis. C'est une boucle d'environ quatre kilomètres
dans la zone sud-est de Razaslje. Il n'y a pas beaucoup de dénivelé,
seulement deux ou trois petites montées et descentes, et la plupart
du temps on doit suivre une piste qui longe d'anciens pâturages. La
neige s'est relativement bien accumulée sur le parcours que nous
devons emprunter et il faut faire la trace. Nous avons de la neige
jusqu'aux genoux. C'est assez pénible à la longue et nous nous
relayons à tour de rôle pour progresser à un bon rythme. Le vent
redouble sans cesse de violence. L'ambiance est exceptionnelle. On se
croirait pris dans la tourmente à 4000 mètres d'altitude. Les
quelques clôtures avec leurs fils barbelés, encore bien apparentes,
nous rappellent heureusement que nous ne sommes pas si haut et que la
civilisation, même rurale est toute proche. Enfin, on pourrait
parler au passé car la guerre a plutôt bien désertifiée le
secteur. Nous ne rencontrerons âme qui vive. J'en profite pour faire
quelques photos de mes gars progressant dans la tempête. Ces images
seront immortalisées. Au bout de deux bonnes heures, nous sommes de
retour au camp, quasiment frigorifiés malgré l'effort accompli. Je
m’empresse d'aller faire un bref compte rendu à l’adjudant qui
lui, ne semble pas avoir quitté le confort de son Algecco de toute
l’après-midi. Après avoir frappé à sa porte, lorsque je
l'ouvre, une bouffée de chaleur et d'air vicié me saute au visage.
Je ne suis pas invité à pénétrer plus en avant et j'ai presque
franchement l'impression de déranger. C'est la tête passée par la
porte entre-ouverte que je lui rend compte de notre retour et qu'il
n'y a rien à signaler. Rapidement congédié, je trottine grelottant
jusqu’à mon Algecco où je peux enfin me mettre joyeusement à
l'abri et au chaud avec les copains.
Lorsque
la météo est plus clémente, on s'aventure parfois sur les pentes
sud de Bjelasnica qui surplombent le camp de Razaslje. Le dénivelé
à franchir est de suite plus important puisque il y a 500 mètres de
dénivelé entre Razaslje et le sommet de Bjelasnica. Mais cette
patrouille s’avère être extrêmement pénible avec tout notre
équipement. De plus, il est toujours hors de question d'enlever les
peaux de phoque à la descente. En effet, sur cette itinéraire
exposé, on est en permanence à découvert et toujours en visuel de
ceux qui sont dans le camp en contre-bas, autant dire en ligne de
mire du capitaine qui a juste à lever la tête pour voir ce que l’on
fait dans les pentes au dessus de Razaslje – il en est de même
pour tout individu malveillant embusqué dans les montagnes qui
voudrait s'en prendre à nous à bonne distance en nous prenant pour
cible avec un tir de mortier ou tout autre type d'arme. Alors cette
patrouille n'aura pas grand intérêt pour nous et s'apparentera plus
à un supplice qu'autre chose lorsqu'elle est à l'ordre du jour. Par
chance, elle ne sera pas souvent au programme. De mon côté, je
ferai tout pour éviter de participer à cette sortie que j'aurai de
plus en plus en aversion. De loin, je préfère les recoins cachés,
mieux enneigés avec de la bonne poudreuse - car plus à l'abri du
vent et des regards du commandement - de la petite vallée qui mène
à notre poste section. Là où on peut caresser l'espoir d'enlever
ces maudites peaux de phoque et faire quelques beaux virages dans la
bonne neige et n’être vu de personne. Plus tard, en fin de mandat
au mois de mars, nous aurons l’occasion de faire quelques
patrouilles à ski - ainsi qu'un parcours du Brevet du skieur
militaire – sur le versant nord toujours mieux enneigé de
Bjelasnica et ses pistes olympiques. La seule véritable satisfaction
est de monter au sommet de cette montagne qui culmine à 2067 mètres
d’altitude pour y admirer le paysage. Le panorama à 360° sur la
Bosnie centrale est exceptionnel. L'immense antenne-relai, bombardée
aux premières heures de la guerre, est toujours là, immuablement
inclinée à 30° d'une façon inquiétante et insolite. Quelques
vestiges des jeux olympiques d'hiver de 1984 subsistent telle cette
magnifique plaque dorée avec les cinq anneaux olympiques. Ils nous
rappellent à l'esprit l'importance de ce site qui fût jadis, le
temps des jeux, sous les feux des projecteurs du monde entier.
Aujourd’hui c'est toujours le cas, mais pour de bien plus sombres
événements.
Noël
est bientôt là. Nous apprenons la visite programmée de notre
ministre de la Défense. Quelle bonne surprise ! Nous avons du
mal à y croire. Pourquoi prend-t-il un tel risque ? Mais à
l’époque, c'est particulièrement à la mode pour les hommes
politiques de venir se montrer à Sarajevo, au cœur du conflit, sans
doute pour venir soutenir moralement la population civile et les
Casques bleus, mais surtout pour bien soigner son image médiatique
du moment. Quand on pense qu'un peu plus de fermeté et l'envoi de
moyens suffisants mettraient rapidement un terme à tout ce cirque,
on a presque la nausée. Quelle magnifique démonstration
d'hypocrisie de la part de nos politiques ! Champion de la
politique de l'autruche !
Mais voilà, c’est ainsi. Nous devons accueillir notre bon ministre
avec tout les honneurs qu’il mérite. Je me dis que ce serait
marrant que ça se remette à canarder un peu afin que cette visite
soit annulée ou alors au moment où il sera sur place. Pour qu’il
se rende mieux compte de ce que c’est que cette guerre. Mais la
trêve est bien acquise pour l’instant et tout reste affreusement
calme. Le seul aléa qui peut nous préoccuper, ce sont les
conditions météorologiques. En effet, nous devons en permanence
veiller à ce que la piste qui nous relie à Babindole et Sarajevo
soit ouverte et praticable. Sur cet itinéraire, il y a un col
particulièrement exposé à la formation de congères. Il nous
donnera toujours beaucoup de travail pour l’ouverture de la piste
après une tempête de neige. Parfois nos véhicules resterons
bloqués des heures dans la neige avant de pouvoir être dégagés
après une monstre séance de pelle et l'aide indispensable des VAC
et de leurs lames pour pousser de côté cette satanée neige. Aussi
la perspective de la venue du ministre rajoute un peu plus d'angoisse
à nos préoccupations quotidiennes. Il faudra absolument que le col
soit franchissable le jour J à l'heure H. Le capitaine prie pour que
la météo soit avec nous. Une bonne tempête de neige le soir de
Noël et tout sera remis en question. Le syndrome maladif des chants
militaires agite de nouveau les esprits du commandement. On apprend
que le soir de Noël, en présence du ministre, il va falloir
chanter, tous en cœur, et d'un ton juste. Franchement, à ce moment
précis du séjour en Bosnie, on a pas vraiment le cœur à
l'ouvrage. Jouer les petits chanteurs à la croix de bois pour
distraire les autorités, ça nous passe au dessus de la tête. Mais
en bon soldats disciplinés, nous jouerons le jeu. Alors les jours
précédents ce Noël 1994, nous reprenons le rythme des séances de
chants collectifs afin de nous remettre en mémoire tout le
répertoire appris en septembre, à la veille de notre départ pour
Sarajevo. Rapidement, nous sommes au top car plus les séances
donnent de bons résultats, moins elles durent, ce que nous avons
vite compris. Les préparatifs de la fête et du réveillon de Noël
prennent alors une autre dimension. En effet, les cuisiniers de la
compagnie sont sur le pied de guerre. Certains cadres dotés de
talents particuliers participent activement à la préparations des
plats. Une équipe est spécialement désignée pour décorer avec
les moyens du bord le camp et la tente réfectoire pour
l'occasion. Quelques guirlandes sorties d'on ne sait où ainsi que le
fanion compagnie feront parfaitement l'affaire ainsi que deux ou
trois sapins maigrichons débusqués ça et là. Je ne suis pas
personnellement très emballé par toute cette effervescence,
j'essaye de me tenir à l’écart et je préfère me consacrer aux
missions opérationnelles. Les fêtes ne m'ont jamais transcendées.
Passer du temps à table, à s'engraisser et à picoler, c'est du
temps perdu et cela nuit à mes performances sportives. Il faut
pouvoir éliminer et récupérer rapidement des abus d'alcool et de
nourriture. Dans tout ce que je fais, j'ai tendance à tomber dans
l’excès, aussi comme je préfère de loin avoir de bonnes
sensations dans l'effort, j'ai banni définitivement de mon programme
personnel toutes formes d' activités festives. Cela n'est pas très
bon pour la vie sociale et on est vite mal vu quand on ne participe
pas aux grands événements. Par le passé déjà, à de multiples
reprises, j'ai refusé des invitations à des repas de fêtes car
j'avais en tête une séance d’entraînement, le plus souvent à
bicyclette ; car il y avait une forte incompatibilité entre le
fait de veiller tard et de faire quelques abus et celui de réussir
une bonne séance d’entraînement avec de l’énergie à revendre
et de bonnes sensations. Combien de réveillons j’ai évités car
le lendemain j’enfourchais mon vélo pour aller faire 120 ou 130
kilomètres même sous la pluie et dans le froid de l’hiver. J’ai
compris que c’était le prix à payer pour être en forme dès le
printemps dans les compétitions cyclistes auxquelles je participais
dans ma jeunesse et que je voulais gagner coûte que coûte. J’étais
alors animé d’une obsession chronique mais cela est une autre
histoire. Les lendemains de bringue, on est jamais très en forme. Je
me suis fait piégé quelques fois et je sais très bien de quoi il
en retourne. Plutôt que de faire la cuisine ou de décorer le camp,
je préfère de loin aller déneiger, même à la pelle, la piste du
col. Ça tombe bien, deux jours avant Noël, un tempête survient. Il
faut absolument envoyer du monde pour déneiger la piste et maintenir
ouverte la liaison avec Sarajevo. Je suis de la partie de bon cœur.
Un moment, la certitude de la venue du ministre vacille. Nous passons
une bonne journée au col, dans la tempête, pour déneiger cette
maudite piste et dégager les congères de neige qui bouchent le
passage. Nous ne ménageons pas nos efforts. Le gros du déneigement
se fait avec les VAC mais il faut souvent donner de bons coups de
pelle pour fignoler le travail. Par endroit, nous avons de la neige
jusqu’à la taille, c'est presque incroyable. C'est épuisant
physiquement mais réconfortant moralement. Les efforts dans cette
tourmente apocalyptique apportent au final, un certain bien-être et
une satisfaction personnelle. Ce vent diabolique et cette neige qui
vous fouettent le visage, ce froid mordant qui vous gèle les mains
et les pieds, ce combat permanent contre les éléments, ne font que
renforcer notre volonté de lutter, de lutter pour survivre dans ce
monde de débiles. D’être fort pour ne pas se laisser manger par
les autres, se sentir vivant l’instant présent car on ne sait
jamais ce qui nous attend l'instant d’après, demain on peut bien
être tous morts sans avoir profité de la vie au maximum. Et puis,
on se dit qu'avec toute cette neige, on va bien finir par faire du
bon ski ! Cette idée dope inexorablement mon moral en berne.
La
journée du 24 décembre 1994 est particulièrement fastidieuse. La
tempête de neige a cessé et une accalmie durable se dessine. La
venue du ministre le soir-même pour le réveillon de Noël ne fait
plus aucun doute. Les derniers préparatifs occupent chacun
d'entre-nous et l'agitation du camp est à son paroxysme. Tout cela
me semble tellement rébarbatif que j'essaye de me faire oublier.
J’hérite tout de même de quelques basses besognes sans importance
que j’accomplis sans grande conviction avec mes gars. J'aurais de
loin préféré aller patrouiller à ski voir même retourner
déneiger le col. Enfin, le soir venu, les événements se précisent.
A la nuit tombée, le ministre se fait un peu attendre. Finalement,
son arrivée éminente est annoncée. Nous formons les rangs et
effectuons une prise d'armes en tenue de parade pour l'accueillir en
bon et du forme. Il arrive accompagné de ses gardes du corps et de
notre colonel. Souriant, vêtu d’une redingote kaki flambant neuve,
il passe les troupes en revue. A cause du froid polaire qui tombe ce
soir-là, rapidement les rangs sont rompus et nous pénétrons tous
dans la tente pour les festivités qui s’annoncent. De la grande
table du fond, le ministre, le colonel et le capitaine président la
soirée. Les trois gardes du corps du ministre sont assis parmi nous
et nous intriguent par leur comportement un peu hautain et cavalier à
notre égard. Un bruit court très vite qu'il s'agit d'anciens
légionnaires. En tout cas, ils ne sont pas très conviviales ces
trois là. La légion m'avait habitué à d'autres manière.
M’apercevant très vite de leur attitude méprisante, malvenue dans
la circonstance, je ne prendrais pas la peine d'essayer de leur
parler. Je me contenterais de les observer à bonne distance. Dès le
début du repas, nous entonnons un chant puis d'autres régulièrement
au cours du réveillon, au signal du capitaine. Les premiers chants
sont pas trop mal mais ça se gatte vite lorsque, pour une raison
insensée, les fameux gardes du corps s'en mêlent en chantant
volontairement faux à plusieurs reprises pour saboter nos efforts.
Le colonel et le capitaine riront jaune de cet incident imprévu. Je
n'ai jamais compris cette attitude stupide. J'aurais bien mis ces
types dehors. Personne n'osera. Je ne me rappelle plus du menu de ce
réveillon car je n'y attachais pas grande importance. Je pense me
souvenir que cela était très bien. Certains d’entre-nous
s’étaient donné beaucoup de mal pour réussir ce réveillon si
particulier. C’est pas souvent que l’on réveillonne en présence
du ministre de la Défense nationale. Après nous avoir
chaleureusement remercié pour notre accueil et félicité pour notre
courage dans cette mission, le ministre ne s'est pas attardé, il est
vite reparti vers Sarajevo encadré par ses trois sbires. Une fois
loin, nous sommes enfin soulagés et pouvons de nouveau vaquer à nos
occupations sans contrainte supplémentaire. Nous nous retrouvons
face à nous même une fois de plus. Le capitaine semble satisfait de
notre prestation malgré le comportement anecdotique des gardes du
corps du ministre. Sans doute n'aimaient-ils pas les chasseurs
alpins. Je ne vois pas d'autres explications.
La
dernière semaine du mois de décembre 1994 se passe très
sereinement. Il fait très froid mais le soleil brille presque tout
les jours. L’enneigement est correct et les patrouilles à ski
deviennent enfin notre activité principale, ce qui fait mon plus
grand bonheur. Nous prenons le temps de parcourir à ski tout les
itinéraires possibles dans notre zone d’intervention. Certains
sont particulièrement propices pour faire un peu de ski de descente
mais à mon grand regret, le capitaine reste ferme sur la consigne :
il est interdit d'enlever les peaux de phoque à la descente. Alors
nous tricherons quelques fois, en prenant garde de ne pas se faire
voir et surtout de ne pas se blesser. Cette période de la mission
s’avérera être la plus agréable de tout le séjour en Bosnie,
presque une semaine de vacances aux sports d'hiver ! Le soleil
et le vent burinent nos visages. On commence à être bronzé. Le
moral revient curieusement au beau fixe. Le 30, c’est mon
anniversaire. J’ai 28 ans et encore toutes mes dents, plus pour
longtemps en fait. Je n’ébruite pas trop la chose. Discrètement,
j’offre un verre aux copains présents ce soir-là au foyer. Je
n’ai jamais considéré la date anniversaire de ma venue au monde
comme un grand événement en soi malgré tout le respect que je dois
à mes parents. En effet, venir sur cette terre pour endurer toute
ces souffrances, ça ne mérite pas tant d’être commémoré. Même
si certains disent que la vie mérite d’être vécue, j'ai un
doute. Le soir du réveillon du nouvel an, nous improvisons une
petite fête. Un gars de la compagnie est musicien et a, par miracle,
une guitare. Une bonne partie de la soirée, il joue et chante face à
nous tous. Nous reprenons en cœur quelques refrains. C’est extra.
On boit quelques canons, forcément. Certains commencent à
être bourrés. A minuit, on se souhaite une bonne année 1995,
en sous-entendu, de rentrer sain et sauf en France. Nous
immortalisons ce bon moment par une séance de photos devant une
cahute bosniaque que nous avons conservée à l’intérieure du
camp. Nous allons nous coucher tout joyeux. C'est la première fois
où la pression retombe et que l'on fait un peu la bombe. Le
lendemain je dois repartir en patrouille avec mon équipe. Je
m'endors presque heureux.
1Cachot militaire
2Ecole nationale des sous-officiers d'active
3Ecole d'application de l'infanterie à Montpellier
4Ecole militaire de haute-montagne de Chamonix
5Célèbre film d'horreur
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