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La
permission en France
Le
mois de janvier 1995 se passe relativement paisiblement en
comparaison avec toute l'agitation des semaines et des mois
précédents. Notre existence sur Les Monts Igman est rythmée par
les tours de garde à Razaslje, les mythiques patrouilles à ski dont
les relèves sur les postes-sections et l’incontournable liaison
avec Sarajevo. Les lendemains de tempête de neige, on se tape
toujours de bonnes séances de pelle pour déneiger les accès, que
ce soit à l’intérieur du camp dans les différentes allées ou
alors sur les pistes et en particulier au niveau du col qu'il faut
franchir pour maintenir impérativement la liaison avec le quartier
général basé à Sarajevo. Il y a de belles journées plutôt
ensoleillée même si le froid est toujours extrêmement piquant. La
neige, le soleil, il ne m'en faut pas plus pour garder un bon moral,
d'autant que mon heure de départ en permission en France arrive à
grand pas. C'est prévu pour les trois premières semaines du mois de
février. Notre adjudant chef de section est lui en permission en
France une bonne partie du mois de janvier. Son absence permet un peu
de relâchement au sein de la section et la tension baisse d'un cran.
Son adjoint qui le remplace est beaucoup plus relax et il se prend
moins la tête. Il faut bien dire, qu’à ce moment précis de la
mission, les activités opérationnelles de tout bord sont partout au
point mort du fait du froid et de la neige. Ceux qui ne sont pas de
garde ou dans les postes-sections se retrouvent tout les soirs dans
le bungalow « foyer » pour regarder la télévision qui
vient de réapparaître subitement dans nos vies après plus de trois
mois d'absence. La civilisation a fini par nous rattraper sur Igman.
Lorsqu'il est présent, je continue d’interminables parties
d’échecs avec notre sympathique interprète bosniaque. Je
m’améliore de jour en jour et je frôle la victoire à quelques
reprises. Nous prenons tous la mauvaise habitude de boire un peu plus
d'alcool que d'ordinaire. Les tournées de canettes de bière
retrouvent un franc succès dans nos rangs. Il n’est pas rare
d'aller se coucher un peu ivre. Rien de bien méchant, excepté le
danger de l' accoutumance à l'alcool et au tabac qui nous mine tous
peu à peu. On est encore loin des excès de certains locaux fervents
adeptes de la gnôle, mais l’on va s'en rapprocher si l'on y prend
pas garde. Le climat glacial de la région en hiver y est
certainement pour beaucoup. Faut mettre de l'anti-gel ! Fidèle
à mes projets de grimpe mais conscient que de boire de l'alcool va
nuire inéluctablement à mes futures performances, je me force à
faire une séance de tractions chaque fois que je passe à proximité
de la barre qui a été installée dans le camp à cet effet.
Depuis
le début du séjour nous savons, qu’après quatre mois de présence
en Ex-Yougoslavie sous l’égide des Nations-Unies, il va nous être
remis à tous la médaille de l'ONU qui récompense tout ceux ayant
participés à ce mandat. Nous l'attendons tous avec impatience. Nous
y avons beaucoup pensé durant ces longues semaines déjà passées
sur place. Pour beaucoup d'entre-nous, ce sera la deuxième médaille
avec celle de la Défense nationale. Quelques cadres portent en plus
la médaille de l'outre-mer et celle de la force d’intervention des
Nations-Unies au Liban pour avoir été en mission là-bas. Un seul
sergent a la médaille de la guerre du Golfe. Nous avons appartenu à
la même unité quelques années plus tôt mais je ne suis jamais
parti dans le Golfe car, à cette époque, j'avais été affecté en
équipe de cross régimentaire pour les championnats militaires.
J’étais étonnement en bonne forme physique et j’avais des
choses à prouver après mon fiasco de Nouméa. Bien m’en fasse,
j’ai pu resté entier, mon chef de groupe a perdu une jambe là-bas
en sautant sur une mine et des collègues ont été grièvement
blessés ce jour-là.
A
Razaslje, l’heure des récompenses et des décorations semble avoir
sonnée. De bon matin avec un soleil radieux, juste la veille de
partir enfin en permission, je suis rassemblé avec mes camarades en
bon ordre devant le réfectoire. On se voit alors tous remettre par
nos chefs de section la fameuse médaille de la force de protection
des Nations-Unies en Ex-Yougoslavie. Accrochée à notre poitrine,
voilà une décoration qui fait de l’effet. Je vais pouvoir la
porter pour mon retour en France demain et je suis fier comme
Artaban. Après avoir rompu les rangs, nous retournons aux bungalows
où nous prenons le temps d'admirer à loisir cette nouvelle
décoration durement gagnée par chacun d'entre-nous. C'est alors
qu'un sergent survient avec une boite et distribue à chacun une
petite barrette en métal argenté où il est gravé dessus
« Sarajevo ». Il nous explique que cette barrette
doit être enfilée sur le ruban de la médaille, ce que nous nous
empressons de faire. Il s'agit là d'un apparat distinctif
supplémentaire de taille dont nous sommes tous particulièrement
fiers. « Sarajevo », j'y étais, et voilà une preuve
indiscutable sur le placard. Un instant, cette euphorie des
décorations nous envahit et nous nous excitons à prendre quelques
photos souvenirs de ce grand jour.
Je
range nerveusement mes affaires et prépare mon sac pour partir en
permission. Un cocktail détonnant de divers sentiments m’anime
subitement. D'un côté, je suis content de rentrer en France et de
revoir bientôt mes proches, mais de l'autre, sans explication
rationnelle une certaine angoisse me tenaille. J'ai l’impression
que toute mon existence doit être résumée à ces quatre mois
passés sur les Monts Igman. Que maintenant tout est bouclé , le
véritable travail a été accompli, le but de ma vie réalisé, tout
ce qui viendra après comptera peu, n'aura que peu de valeur et peu
d'intérêt. Amertume qui s'explique peut-être par l’extrême
intensité de tout ce que nous avons vécu depuis le mois de
septembre. D’ailleurs le capitaine en a parlé, il a émis l’idée
que le retour à la vie normale allait nous paraître horriblement
fade, monotone et ennuyeux, que chacun allait devoir gérer cela seul
– sous entendu que l'on ne serait accompagné, ni aidé, par
personne. L'avenir prouvera qu'il avait vu juste. Si je ne me sentais
pas investi de responsabilité vis-à-vis de mes deux filles,
j'aurais volontiers enchaîné sur d'autres aventures. Des idées
folles me tourmentent comme par exemple déserter l’armée
française pour aller combattre dans l’armée bosniaque. La
mission est grandiose et le. risque est grand d'y laisser sa peau,
mais peut-être pas plus que d’être victime d'un accident de la
route en France. Je me vois mal abandonner mes enfants, ma femme
peut-être, mais pas mes filles que j'aime trop et qui ont besoin de
leur père même si je ne suis pas toujours à la hauteur. Un matin
bizarrement pluvieux de ce début février 1995, j’embarque donc
dans un des véhicules qui descend sur Sarajevo. C'est le départ
pour trois semaines de permission. Je suis accompagné de deux
sergents avec qui je m'entend plutôt bien. Je pressent que l'on va
bien rigoler. A ce moment précis, je n'imagine pas à quel point. Du
bourbier des Monts Igman aux bordels de Zagreb, il n’y a qu’un
pas. Le trajet jusqu’à Tito Barracks se passe sans encombre. C'est
un excellent début. Moins drôle, nous apprenons de l'officier de
liaison que nous ne serons pas acheminés directement en France. Nous
passerons la fin de journée et la nuit à Sarajevo et demain matin
nous nous envolerons pour une escale d’une journée supplémentaire
à Zagreb. Le commandement semble vouloir faire durer notre plaisir,
à moins que ce soient des contraintes de logistique qui nous impose
ces contre-temps. Dire que le soir même on aurait pu être chez
nous. Quelle organisation ! Je suis un peu agacé par ces
nouvelles. Les copains voient les choses différemment et sont tout
excités à l’idée de visiter Zagreb. Je m'en moque un peu mais
puisque nous n'avons pas le choix, allons-y. On nous désigne notre
chambrée pour la nuit à venir. Je suis alors surpris de croiser des
légionnaires dans le couloir. Certains me saluent. Ceux-là viennent
juste d'arriver à Sarajevo. Parmi eux il y a quelques vieux
caporaux-chefs, rapidement assez belliqueux à notre égard,
comme si nous étions d'une autre armée. Entre caporaux-chefs, la
discussion s'installe vite d’égal à égal. Le sujet principal
c’est les Monts Igman, le théâtre opérationnel en vogue.
Quelques temps auparavant, des journalistes ont fait un reportage sur
nous et il a été dit « texto » à la télévision que
les chasseurs alpins tenaient sur les Monts Igman en Bosnie là où
la légion étrangère avait dû abandonner des positions durant
l'hiver précédent à cause du froid et de la neige. Ce n'est pas
tombé dans l'oreille d'un sourd et les discussions vont bon train
sur cette affirmation surprenante et inédite, pourtant véridique.
La tension monte. On assiste au choc verbal entre des alpins et des
légionnaires, ces derniers n’admettant pas d’être rabaissés au
profit d’unités plus compétente en montagne hivernale. Cette
confrontation parait intéressante et démontre la capacité de
chacun à défendre sa propre chapelle. Pourtant rien de positif ne
ressort de ce dialogue de sourds et le ton monte méchamment. On est
à deux doigts de se taper dessus. Un des caporaux-chefs me lance que
je ne suis pas en tenue. En effet, je ne porte que la barrette de la
médaille ONU alors que je devrai aussi porter celle de la médaille
de la Défense nationale. Sa remarque est mesquine car ici, rien ne
justifie d’être aussi pointilleux. La légion me déçoit une fois
de plus. Ces légionnaires pourraient admettre qu’en montagne, dans
la neige et sur des skis les chasseurs alpins sont les meilleurs. Je
reconnais volontiers leur statut de troupes d’élite et en
particulier leur primauté et leurs grandes capacités
opérationnelles dans les pays chauds - chacun son terrain de
prédilection – mais ces interlocuteurs sont particulièrement
têtus. Finalement, nous nous éloignons avant que la confrontation
dégénère vilainement. Je suis profondément déçu car,
personnellement imprégné depuis longtemps par l'histoire de la
Légion étrangère, j’espérais un minimum de reconnaissance de la
part de ces gars par rapport à ce que nous venons d'accomplir sur
les Monts Igman. Ne rêvons pas, il n'en est rien. Chacun s'enferme
dans son ego. Après le souper, nous retrouvons bien entendu d'autres
légionnaires au bar du foyer. Ceux-là apparaissent beaucoup plus
sociables. Très vite, nous buvons un coup ensemble. Les discussions,
plutôt amicales cette fois-ci, vont bon train ainsi que les tournées
qui s’enchaînent inévitablement. Un des légionnaires porte sa
tenue de parade, impeccable. Mais il séjourne dangereusement au bar
en notre compagnie. Je discute longtemps avec lui. Je me demande s'il
connait un de mes copains qui est dans la légion depuis 1987. Nous
communiquons difficilement car il est d'origine slave et son français
médiocre est ponctué d'un fort accent. Par contre, il descend les
verres de Whisky à une bonne cadence. Pour garder le contact je
l'accompagne, bien conscient qu’à ce rythme nous courons tout les
deux à notre perte. Dehors il fait nuit noire depuis longtemps déjà
et il pleut. Dans ce petit bar de Tito Barracks, très sombre, à
peine éclairé par quelques loupiottes rouges et bleues, il règne
une ambiance étrange mais relativement chaleureuse. Le barman monte
un peu le son de la musique et les esprits s’échauffent gentiment
fur et à mesure que l'on descend nos verres au milieu du brouhaha
général. Mon interlocuteur, qui commence à être franchement
bourré, s’excuse en prétextant une envie de pisser. Je le vois
sortir chancelant par une petite porte latérale qui donne
directement sur l’extérieur. Quelques secondes après, je me
décide à le suivre pour la même raison. Juste dehors, j’aperçois
devant moi dans l’obscurité, à quelques mètres seulement, le dos
du légionnaire couvert de boue et brillant tel un verre luisant
gigantesque. Je vois bien que le sol est boueux mais il m’apparaît
alors impensable qu'il est pu glisser en sortant et s’étaler de la
sorte pour être dans cet état, de plus est en tenue de parade. En
pissant et en rigolant, il me confirme bien qu'il a glissé en
sortant précipitamment et qu'il s'est étalé sur le dos dans la
boue. Cela est bien drôle en effet et je pense de suite à la bonne
séance de nettoyage qu'il va devoir se taper pour se remettre
rapidement en condition. Il me semble aussi qu'il va au devant de
gros ennuis, surtout dans l' état où il est. A ma grande surprise,
il rentre de nouveau dans le bar. Personne n'est au courant et ne
s’aperçoit de rien dans un premier temps au bénéfice de la
pénombre ambiante. Je commence à me tenir à l’écart, devinant
la suite. Il y a toujours du monde dans le bar malgré l'heure
tardive. Le fameux légionnaire commence à se frotter aux uns et aux
autres, collant plus ou moins discrètement de la boue un peu partout
sur ceux qu'il approche de trop près. La scène est assez comique
mais elle tourne vite au vinaigre. Lorsque certains au bar se rendent
compte de la boue qu'ils ont sur eux, ils réagissent vivement et le
responsable est montré du doigt telle une brebis galeuse. Tout le
monde essaye alors de se tenir à bonne distance du type couvert de
boue. C'est aussi très vite la consternation générale à l’égard
de ce fautif mais personne n'ose le mettre dehors par crainte de
déclencher une bagarre. Il faut dire aussi que le légionnaire en
question est plutôt baraqué et qu'il ne parait pas être du genre à
se laisser faire sans réagir brutalement. Certains quittent les
lieux dépités sans en demander plus. La soirée traine un peu et
cette histoire nous fait bien rire. Le légionnaire en question tarde
à aller se coucher. Ça va être dur pour lui demain au réveil.
Nous, on s'en moque un peu car on est déjà en permission et demain
c'est une balade à Zagreb qui nous attend. Finalement, nous
remontons tous dans nos chambrées en semant un peu le bazar sur
notre passage.
Le
lendemain matin, le réveil est difficile à cause de la demi-cuite
de la veille. Nous ne recroisons pas les légionnaires qui ont
disparus comme par enchantement. C'est un peu vaseux que nous partons
en camion pour l’aéroport de Sarajevo. Je ne me souviens plus où
nous avons laissé nos armes, certainement dans une armurerie
spécialement sécurisée à Tito Barracks. C'est donc sans armement,
mais toujours en tenue militaire, que nous embarquons pour la ville
de Zagreb en Croatie. Une demi-heure plus tard nous sommes sur place
et acheminés dans un camp gigantesque de l'ONU situé dans la
banlieue de Zagreb. Cette base onusienne est immense et donne le
vertige. C'est une véritable ville à elle-seule. Il y a une
multitude de baraquements de toutes les nationalités. Il y a des
bars, des restaurants et un immense magasin de matériels militaires,
sorte de stock américain puissance 10. C'est impressionnant !
Nous déposons nos affaires dans une chambre qui nous est destinée
et pour la première fois depuis quatre mois et demi, nous retirons
notre tenue militaire pour revêtir des habits civils qui sont restés
bien longtemps au fond du sac. Cette métamorphose procure un
sentiment étrange indescriptible. Nous nous empressons d’aller
visiter ce camp pour découvrir les merveilles dont il regorge. Nous
passons du temps devant les nombreuses vitrines du stock américain.
J’achète quelques souvenirs : une serviette de bain flanquée
du logo de l'ONU, un drapeau de l'ONU avec les écussons de chaque
nations, et surtout une montre Casio G-Shock. Chose étrange, 15 ans
après, cette montre fonctionne toujours sans n'avoir jamais changé
la pile. Je me demande encore aujourd’hui si cette pile d'origine
n'est pas à base de composants radioactifs. Je n'ose plus y toucher
et je l’ai enfermée en lieu sûr. Un des sergents, très motivé
pour aller visiter Zagreb, nous informe qu'il y a possibilité de
prendre un taxi pour se rendre dans le centre ville. Il s'est procuré
le numéro de téléphone du taxi, il n’y a plus qu’à l'appeler.
Nous donnons tous notre accord et nous voilà partis vers la sortie
du camp. Après quelques minutes d’attente devant le poste de
sécurité, nous embarquons dans le taxi qui nous va nous mener en
ville. Nous redécouvrons une ville normale, qui n'a pas été
touchée par la guerre. Touts les immeubles, les maisons et les
bâtiments sont intacts. Cela est rassurant. Pas d'impacts de balles
sur les murs, aucune épave de véhicule au milieu des rues, la
circulation sur les voies urbaines est fluide et tout ce qu'il y a de
plus normal. Assurément la guerre n'est pas venue jusqu'ici. Nous
retrouvons un monde en paix. Nous débarquons Place Ban Jelacic. Le
ciel est couvert, il fait gris. Cette place parait immense. Nous
saluons la splendide statue de bronze d'un cavalier d'une autre
époque, flanquée de façon imposante sur son promontoire. Nous
pénétrons dans un bar pour boire une bière. L'ambiance est bonne.
Cela fait du bien de retrouver la civilisation. L’alcool nous
tourne un peu la tête. Nous n'avons pas trop le temps de traîner
dans le centre ville pour faire des rencontres intéressantes. Il
faut rapidement retourner au camp. Nous soupons dans un immense
self-service. A l'issue de ce bon souper qui nous change de
l'ordinaire de Sarajevo, je serai bien aller me coucher directement
pour être en bonne forme le lendemain. En effet, je pense aller
faire un footing à l’intérieure du camp dès la première heure
afin de renouer au plus tôt avec les bonnes habitudes. C'est
sans compter sur l’influence néfaste de certains collègues. Ils
arrivent à me convaincre d'aller boire encore un verre dans un bar
Danois situé dans le camp. Effectivement l'endroit vaut le détour.
Le mobilier est très luxueux. Tout est étincelant dans ce bar.
L’appareil pour servir la bière à pression brille d'une façon
éclatante comme s'il était en or. Tout cela contraste étrangement
avec nos lieux habituels en Bosnie. Il y a du monde au bar, beaucoup
d’étrangers et il n'est pas facile de communiquer, excepté en
anglais. Tout les gens présents ici ce soir là sont étonnement en
grande forme et très propres sur eux. Ils ne semblent pas beaucoup
souffrir de la guerre. Je n'ai aucune idée de leur mission ici. Ils
travaillent certainement tous pour la FORPRONU, mais je n’en sais
pas plus. En tout cas, ils parlent tous désagréablement très fort.
Nous descendons quelques verres de bière. L'ambiance de la soirée
monte d'un cran comme souvent dans ces lieux de perdition après une
certaine heure. Je n'ai pas du tout l’envie de m'attarder ici
contrairement aux copains. Certains commencent à parler d'aller
finir la soirée dans une boite de nuit réservée aux personnels de
l'ONU située assez loin dans Zagreb. L’aventure ne me tente pas du
tout. Demain je dois revoir ma femme. J'arrive difficilement à
m’éclipser. Je me perds presque dans le camp avant de retrouver
enfin le bâtiment de notre chambrée. A 23h00 Pétantes , je
m'enfile dans mon duvet et je ne tarde pas à m'endormir. A minuit,
la lumière de la chambre s'allume brutalement et toute l’équipe
débarque dans un fracas monumental. Je suis réveillé en sursaut.
Ils sont tous excités comme des puces et sont fermement décidés à
aller dans ce night-club. Malheureusement pour moi, ils veulent
absolument m'emmener avec eux. Je proteste et me cache désespérément
au fond de mon sac de couchage. Peine perdue, ils se mettent à
plusieurs pour m'en faire sortir. En me tirant par les pieds comme un
vulgaire pantin, ils arrivent à m'en extraire et je me retrouve à
moitié nu sur le carrelage froid du sol de la chambre. Pas moyen de
raisonner ces fous furieux qui sont près à tout pour m’entraîner
dans leur délire. C'est à regret et à moitié endormi que je finis
par me rhabiller. Je me dis qu'il y a certainement encore un moyen
d’échapper à mes tortionnaires mais je ne vois pas lequel. Sans
doute aurais-je dû m'enfuir en courant. Trop affaibli pour tenter de
m’échapper, je suis désespérément la troupe une fois de plus
vers la sortie du camp. Le plus virulent de l’équipe donne un coup
de fil d’une cabine téléphonique. A l’époque nous n’avions
pas de téléphone portable. Quelques minutes plus tard, nous sommes
de nouveau dans un taxi en direction de ce fameux night-club.
Regardant le paysage nocturne de la ville illuminée défiler par la
fenêtre je me demande dans quelle galère je me suis encore fourré.
Le taxi s’enfile dans une ruelle et nous débarquons devant une
petite entrée flanquée d'un modeste panneau lumineux dont j'ai
oublié le nom et l’enseigne depuis longtemps. Le couloir est
étroit, la porte petite mais le portier est gigantesque. Plus
question de faire les malins, ça ressemble à un coupe gorge. Je
suis hésitant mais les copains se chargent de me rassurer. Avant de
nous autoriser à pénétrer à l’intérieur de l’établissement,
le type contrôle nos cartes de l'ONU. Je rentre le dernier. Toujours
à moitié endormi, c’est à ma grande surprise, qu’une jeune
femme complètement nue, un verre à la main, m’accueille
chaleureusement. Je suis stupéfait. Cela fait plus de quatre mois
que je n'ai pas approché une femme aussi intimement. Le choc est
terrible. Je me sens maladroit. En fait, ce night-club est un bordel.
Je suis bien tombé dans un traquenard. Je m'assoies avec les copains
sur un espèce de canapé moelleux. L’établissement est minuscule,
il y a toutefois un étage où se trouvent quelques chambres…Très
vite deux charmantes jeunes filles viennent prendre place près de
nous. Des conversations en mauvais anglais s’engagent. Rapidement
nous comprenons que nous sommes invités à acheter une bouteille de
champagne. Ce n'est pas donné et une partie de l'avance de solde va
servir à payer cet extra imprévu. L’alcool, la musique et les
filles nous envoûtent peu à peu. On se retrouve même à danser sur
la mini-piste. A plusieurs reprises je tente de soumettre l’idée
de rentrer au camp, en vain. Ce que je crains fini par arriver. Un
des copains se décide à payer pour monter à l’étage passer un
moment avec une des filles. .....
Ce petit matin là, je m’assoupis dans un brouillard épais avec un martèlement dans le tête causé par l'abus d'alcool et de cigarettes. Difficilement, je fini par m'endormir. Deux ou trois heures après, je suis réveillé par la lumière du jour. Je me motive pour aller faire un jogging comme je l'avais prévu initialement la veille. Ce n'est pas la grande forme et il va falloir éliminer toute cette merde. Cela me soulage peu a peu de pouvoir enfin trottiner en toute liberté. J'en profite pour visiter plus en détail le camp. Je ne découvre rien d’intéressant. Il n'y a que d’immenses entrepôts hermétiquement fermés. Je surveille ma montre car il est hors de question de rater l'heure du départ pour la France. J'ai assez attendu et je ne souhaite vraiment pas passer une minute de plus ici. Après une petite heure de course à pied et quelques exercices d’étirements, je remonte dans la chambre. Les copains dorment encore. Je les réveille car maintenant il faut penser à partir. Personne n'est très frais après cette nuit passée à faire la bombe. C'est tous un peu comateux que nous montons dans la navette qui doit nous amener à l’aéroport. Une fois sur place, nous n'attendons pas très longtemps avant d’embarquer enfin dans un avion pour la France. Pendant le vol, nous sommeillons tous un peu et de temps à autres certains balancent des blagues plus ou moins vaseuses en allusion à la nuit passé au bordel. En fin de matinée, nous atterrissons à Lyon-Satolas. Comme c'est bon de remettre les pieds en France ! Pour la circonstance, je me suis mis en tenue militaire avec le béret bleu arborant l'insigne de l'ONU. Je me sépare de mes comparses qui partent chacun vers diverses destinations pour passer leur permission. En ce qui me concerne, je dois rejoindre ma femme et mes filles sur Montpellier. Le plus simple est de prendre l'avion mais j'ai trois bonnes heures d'attente. Après avoir fait quelques fois le tour des boutiques dans l'enceinte de l’aéroport, je commence à trouver le temps long. Avec ma tenue, je ne passe pas inaperçu et les gens me portent parfois un curieux regard. Je finis inévitablement accoudé à un bar, au début dans l’idée de boire juste un café. Rapidement, un inconnu vient discuter avec moi. Une discussion sur Sarajevo s'engage inévitablement. Le gars est sympa, il m'offre un verre. Je remets une tournée. Le serveur du bar remet aussi la sienne. D'autres personnes se mêlent peu à peu au groupe de discussion. Chacun tient absolument à m’offrir un verre. Je m'efforce de garder une certaine réserve mais cela devient difficile. Je raconte quelques trucs, histoire de satisfaire un peu la curiosité de mes interlocuteurs. Je ne pense pas violer le secret défense. Je ne fais que confirmer ce que l'on peut entendre dans les médias. Mais Les gens veulent en savoir toujours plus. Sarajevo intrigue. Je m’étais approché de ce bar dans l’idée de prendre un petit café paisiblement, je le quitte deux heures après à moitié soûl. Je suis obligé de faire des efforts considérables pour dissimuler mon état d’ébriété. Je ne veux pas me voir refuser l’embarquement. Ce serait le comble. On m’attend à Montpellier. Dehors il fait nuit. C'est toutefois dans un triste état que j’arrive à embarquer dans le petit avion à destination de Montpellier-Méditerranée. C’est un petit coucou qui n'a que deux moteurs à hélices. Pourvu qu’il ne tombe pas en panne. Je prend place à l’intérieur et conscient que je dois puer l'alcool, je me fais le plus discret possible pendant tout le voyage. Ce vol me parait interminable. J'ai d'affreux relents d'alcool et je suis à deux doigts de vomir à plusieurs reprises. L’hôtesse et les autres passagers évitent mon regard. Ils semblent bien conscients que je reviens d'un autre monde, d’une autre dimension et qu'il est plus sage de m'ignorer, des fois que je pète un plomb. Enfin le coucou se pose. Dans quelques instants, je vais retrouver ma femme et mes filles. J'essaye de ne plus penser à ce que j'ai fait la nuit passée. Il faut oublier tout cela. Mon cœur palpite. Je récupère mon sac et je m'avance hésitant vers la sortie. Elle est là, souriante avec une des petites dans les bras et l'autre tenue par la main. Mon vieux copain l'a accompagné. Mes deux filles se mettent à crier en cœur : « papa ! ». Je m'accroupis pour les prendre toutes les deux dans les bras et les embrasser tendrement. J’embrasse ma femme ainsi que mon pote. Je suis subitement tellement content de les revoir. Ces retrouvailles sont particulièrement émouvantes. Nous décidons d'aller souper en ville pour fêter mon retour. Dans la voiture, les filles sont agitées et j'ai beaucoup de mal à les calmer. Je suis un revenant. Nous passons une agréable soirée mais j'ai du mal à me sentir bien présent. Une partie de moi est restée en Bosnie, où d’ailleurs je vais devoir repartir bientôt dans moins de trois semaines. Le compte à rebours a commencé. La première nuit avec ma femme se passe plutôt bien. Je dissimule sans difficulté mon horrible incartade de la veille qui n'a en rien altéré mon appétit sexuel, bien au contraire. Mais les femmes ont un sixième sens. Quelque chose me dit que la mienne a des soupçons. Le passage obligé des permissionnaires dans le bordel de Zagreb a peut-être déjà été ébruité par des prédécesseurs et alimenté certains commérages des épouses de militaires. Qui sait ? Nous n'aborderons pas le sujet. Après quelques jours passés à Montpellier dans la famille, nous reprenons la route pour Bourg Saint Maurice. Nous sommes en février, il y a de la neige dans les Alpes et du ski à faire. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ces trois semaines passent à une vitesse incroyable. J'ai cette sensation désagréable d’être à peine arrivé qu'il faut déjà penser à repartir au front de l’Est. Je profite de ces jours de permission pour aller faire un peu de ski aux Arcs ainsi que quelques séances d’escalade sur le mur du gymnase de Bourg Saint-Maurice. Ce n’est pas tant la forme olympique. J’accuse le coup des trop longues semaines harassantes passées sur les Monts Igman. Je m’efforce d’essayer de m’occuper de mes filles qui ont été passablement perturbées par mon absence des quatre derniers mois. Je n'ai malheureusement pas vraiment la tête à cela. Des tensions s’installent au cœur de ma famille. Quelque part, je suis très préoccupé par le retour en Bosnie dont l'heure se rapproche à grand pas. Je suis de plus en plus inquiet. Après cette démobilisation du temps de la permission, je vais peiner à retrouver la motivation pour retourner là-bas. J'aimerai que tout cela soit terminé. Je n'ai plus envie d'y retourner. J'en ai assez vu. Mais pourtant, il va falloir. Je n'ai pas le choix. A quelques jours du départ, il y a de fortes chutes de neige. Un matin, sur le parking de l'immeuble où nous habitons, j'ai de la neige jusqu’à mi-cuisse. Je passe un temps fou à déneiger l’entrée ainsi que notre voiture. Ça ne s’arrêtera donc jamais. Je ne reverrai jamais autant de neige à Bourg Saint Maurice. A la station des Arcs, il est tombé un mètre cinquante de neige en une nuit à 2000 mètres d'altitude. C'est impressionnant. Un moment je pense que l'on va resté bloqué ici et que l’on ne pourra pas nous renvoyer à Sarajevo. Cela m'arrangerait bien. Et puis la nouvelle tombe. La veille de notre départ, il y a une monstrueuse avalanche dans la face nord de Bellecote sur la commune de Peisey-Nancroix. On apprend que des personnes sont ensevelies dans des chalets sous dix mètres de neige. J'aurais préféré rester ici pour aller aider à les dégager, quitte à devoir peler pendant plusieurs jours. Ce ne sera malheureusement pas possible et je dois bien faire mon sac pour retourner à Sarajevo. C'est donc après avoir appris cette nouvelle stupéfiante, que je suis contraint ainsi que mes autres collègues permissionnaires de repartir en Bosnie. Dans le bus qui nous emporte vers Lyon-Satolas, l'ambiance n'est pas tant au beau fixe. Tout le monde fait un peu la gueule. On sait bien ce qui nous attend là-bas. C'est alors que tout s'enchaine très vite et s’accélère. Nous embarquons cette fois-ci dans un Transall. Cette avion de transport militaire franco-germanique peut être destiné au largage des parachutistes et dans sa carlingue, c’est un peu le vide sidéral. Il n’y a pas grand chose, excepté quatre rangées de banquettes pour permettre de s’assoir dans l'attente de sauter quelque part. Le temps du vol pour Sarajevo, nous sommes donc très inconfortablement assis en rang d’oignons sur cette espèce de banquette bien trop dure pour mes petites fesses attendries par trois bonnes semaines de vacances. Nous échangeons des regards qui en disent long. Personne n'est vraiment enchanté de retourner au front. En deux coups de cuillère à pot, nous nous retrouvons à Sarajevo. Le choc est toujours aussi brutal même si l'on entend pas de coup de feu cette fois-ci. L’ambiance qui règne dans cet aéroport est toujours très tendue. Nous revenons dans un autre monde. L’avion russe scratché en bout de piste est toujours là, immobile. Il y a encore de la neige ici, ce qui n'est pas vraiment étonnant. L'hiver n'est pas encore fini et nous sommes que fin février. Nous percevons rapidement équipements et armements. Je suis cordialement invité ainsi que mes camarades à monter dans un VAB à destination de Razaslje. L'accueil à la base est pour le moins désagréable. Les collègues que l'on retrouve semble exténués. On me laisse à peine le temps de poser mon sac que je dois partir monter la garde. Le retour à la dure réalité des Monts Igman ne se fait donc pas attendre. L’adjudant est dans une humeur fracassante. J'ai le moral dans les chaussettes. De plus, le temps est couvert et l'ambiance est extrêmement morose. Si encore le soleil brillait, cela m’aiderait à supporter le poids des contraintes. Dès que j'en ai l’occasion, je questionne les camarades pour savoir s'il s'est passé des choses importantes pendant mon absence. Je suis curieux de savoir. Mais non, il n'y a eu aucun événement marquant, que de la routine comme durant le mois de janvier. Quelque part je suis satisfait de ne rien avoir manqué de majeur. Cela aurait été dommage. Finalement c'est cette routine qui rend tout le monde de mauvaise humeur à la longue. Les jours passent, encore plus interminables qu’avant. Je me remet difficilement dans l'ambiance et dans le rythme. Heureusement, je retrouve l’interprète bosniaque avec qui je reprend les parties de jeu d’échecs le soir au foyer. Il fait moins froid qu’auparavant mais nous essuyons encore quelques mémorables tempêtes. La pluie se mêle désormais à la neige le plus souvent et notre camp ainsi que ses abords se transforment définitivement en véritable bourbier. Les skis sont souvent mis de côté car les conditions sont mauvaises. On passe plus de temps à piétiner dans la boue qu’à glisser. Mais l'hiver n'a pas dit son dernier mot. La neige revient épisodiquement en force, nous offrant parfois un paysage majestueux et toujours de pénible séances de déneigement et d'ouvertures de pistes.
Ce petit matin là, je m’assoupis dans un brouillard épais avec un martèlement dans le tête causé par l'abus d'alcool et de cigarettes. Difficilement, je fini par m'endormir. Deux ou trois heures après, je suis réveillé par la lumière du jour. Je me motive pour aller faire un jogging comme je l'avais prévu initialement la veille. Ce n'est pas la grande forme et il va falloir éliminer toute cette merde. Cela me soulage peu a peu de pouvoir enfin trottiner en toute liberté. J'en profite pour visiter plus en détail le camp. Je ne découvre rien d’intéressant. Il n'y a que d’immenses entrepôts hermétiquement fermés. Je surveille ma montre car il est hors de question de rater l'heure du départ pour la France. J'ai assez attendu et je ne souhaite vraiment pas passer une minute de plus ici. Après une petite heure de course à pied et quelques exercices d’étirements, je remonte dans la chambre. Les copains dorment encore. Je les réveille car maintenant il faut penser à partir. Personne n'est très frais après cette nuit passée à faire la bombe. C'est tous un peu comateux que nous montons dans la navette qui doit nous amener à l’aéroport. Une fois sur place, nous n'attendons pas très longtemps avant d’embarquer enfin dans un avion pour la France. Pendant le vol, nous sommeillons tous un peu et de temps à autres certains balancent des blagues plus ou moins vaseuses en allusion à la nuit passé au bordel. En fin de matinée, nous atterrissons à Lyon-Satolas. Comme c'est bon de remettre les pieds en France ! Pour la circonstance, je me suis mis en tenue militaire avec le béret bleu arborant l'insigne de l'ONU. Je me sépare de mes comparses qui partent chacun vers diverses destinations pour passer leur permission. En ce qui me concerne, je dois rejoindre ma femme et mes filles sur Montpellier. Le plus simple est de prendre l'avion mais j'ai trois bonnes heures d'attente. Après avoir fait quelques fois le tour des boutiques dans l'enceinte de l’aéroport, je commence à trouver le temps long. Avec ma tenue, je ne passe pas inaperçu et les gens me portent parfois un curieux regard. Je finis inévitablement accoudé à un bar, au début dans l’idée de boire juste un café. Rapidement, un inconnu vient discuter avec moi. Une discussion sur Sarajevo s'engage inévitablement. Le gars est sympa, il m'offre un verre. Je remets une tournée. Le serveur du bar remet aussi la sienne. D'autres personnes se mêlent peu à peu au groupe de discussion. Chacun tient absolument à m’offrir un verre. Je m'efforce de garder une certaine réserve mais cela devient difficile. Je raconte quelques trucs, histoire de satisfaire un peu la curiosité de mes interlocuteurs. Je ne pense pas violer le secret défense. Je ne fais que confirmer ce que l'on peut entendre dans les médias. Mais Les gens veulent en savoir toujours plus. Sarajevo intrigue. Je m’étais approché de ce bar dans l’idée de prendre un petit café paisiblement, je le quitte deux heures après à moitié soûl. Je suis obligé de faire des efforts considérables pour dissimuler mon état d’ébriété. Je ne veux pas me voir refuser l’embarquement. Ce serait le comble. On m’attend à Montpellier. Dehors il fait nuit. C'est toutefois dans un triste état que j’arrive à embarquer dans le petit avion à destination de Montpellier-Méditerranée. C’est un petit coucou qui n'a que deux moteurs à hélices. Pourvu qu’il ne tombe pas en panne. Je prend place à l’intérieur et conscient que je dois puer l'alcool, je me fais le plus discret possible pendant tout le voyage. Ce vol me parait interminable. J'ai d'affreux relents d'alcool et je suis à deux doigts de vomir à plusieurs reprises. L’hôtesse et les autres passagers évitent mon regard. Ils semblent bien conscients que je reviens d'un autre monde, d’une autre dimension et qu'il est plus sage de m'ignorer, des fois que je pète un plomb. Enfin le coucou se pose. Dans quelques instants, je vais retrouver ma femme et mes filles. J'essaye de ne plus penser à ce que j'ai fait la nuit passée. Il faut oublier tout cela. Mon cœur palpite. Je récupère mon sac et je m'avance hésitant vers la sortie. Elle est là, souriante avec une des petites dans les bras et l'autre tenue par la main. Mon vieux copain l'a accompagné. Mes deux filles se mettent à crier en cœur : « papa ! ». Je m'accroupis pour les prendre toutes les deux dans les bras et les embrasser tendrement. J’embrasse ma femme ainsi que mon pote. Je suis subitement tellement content de les revoir. Ces retrouvailles sont particulièrement émouvantes. Nous décidons d'aller souper en ville pour fêter mon retour. Dans la voiture, les filles sont agitées et j'ai beaucoup de mal à les calmer. Je suis un revenant. Nous passons une agréable soirée mais j'ai du mal à me sentir bien présent. Une partie de moi est restée en Bosnie, où d’ailleurs je vais devoir repartir bientôt dans moins de trois semaines. Le compte à rebours a commencé. La première nuit avec ma femme se passe plutôt bien. Je dissimule sans difficulté mon horrible incartade de la veille qui n'a en rien altéré mon appétit sexuel, bien au contraire. Mais les femmes ont un sixième sens. Quelque chose me dit que la mienne a des soupçons. Le passage obligé des permissionnaires dans le bordel de Zagreb a peut-être déjà été ébruité par des prédécesseurs et alimenté certains commérages des épouses de militaires. Qui sait ? Nous n'aborderons pas le sujet. Après quelques jours passés à Montpellier dans la famille, nous reprenons la route pour Bourg Saint Maurice. Nous sommes en février, il y a de la neige dans les Alpes et du ski à faire. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ces trois semaines passent à une vitesse incroyable. J'ai cette sensation désagréable d’être à peine arrivé qu'il faut déjà penser à repartir au front de l’Est. Je profite de ces jours de permission pour aller faire un peu de ski aux Arcs ainsi que quelques séances d’escalade sur le mur du gymnase de Bourg Saint-Maurice. Ce n’est pas tant la forme olympique. J’accuse le coup des trop longues semaines harassantes passées sur les Monts Igman. Je m’efforce d’essayer de m’occuper de mes filles qui ont été passablement perturbées par mon absence des quatre derniers mois. Je n'ai malheureusement pas vraiment la tête à cela. Des tensions s’installent au cœur de ma famille. Quelque part, je suis très préoccupé par le retour en Bosnie dont l'heure se rapproche à grand pas. Je suis de plus en plus inquiet. Après cette démobilisation du temps de la permission, je vais peiner à retrouver la motivation pour retourner là-bas. J'aimerai que tout cela soit terminé. Je n'ai plus envie d'y retourner. J'en ai assez vu. Mais pourtant, il va falloir. Je n'ai pas le choix. A quelques jours du départ, il y a de fortes chutes de neige. Un matin, sur le parking de l'immeuble où nous habitons, j'ai de la neige jusqu’à mi-cuisse. Je passe un temps fou à déneiger l’entrée ainsi que notre voiture. Ça ne s’arrêtera donc jamais. Je ne reverrai jamais autant de neige à Bourg Saint Maurice. A la station des Arcs, il est tombé un mètre cinquante de neige en une nuit à 2000 mètres d'altitude. C'est impressionnant. Un moment je pense que l'on va resté bloqué ici et que l’on ne pourra pas nous renvoyer à Sarajevo. Cela m'arrangerait bien. Et puis la nouvelle tombe. La veille de notre départ, il y a une monstrueuse avalanche dans la face nord de Bellecote sur la commune de Peisey-Nancroix. On apprend que des personnes sont ensevelies dans des chalets sous dix mètres de neige. J'aurais préféré rester ici pour aller aider à les dégager, quitte à devoir peler pendant plusieurs jours. Ce ne sera malheureusement pas possible et je dois bien faire mon sac pour retourner à Sarajevo. C'est donc après avoir appris cette nouvelle stupéfiante, que je suis contraint ainsi que mes autres collègues permissionnaires de repartir en Bosnie. Dans le bus qui nous emporte vers Lyon-Satolas, l'ambiance n'est pas tant au beau fixe. Tout le monde fait un peu la gueule. On sait bien ce qui nous attend là-bas. C'est alors que tout s'enchaine très vite et s’accélère. Nous embarquons cette fois-ci dans un Transall. Cette avion de transport militaire franco-germanique peut être destiné au largage des parachutistes et dans sa carlingue, c’est un peu le vide sidéral. Il n’y a pas grand chose, excepté quatre rangées de banquettes pour permettre de s’assoir dans l'attente de sauter quelque part. Le temps du vol pour Sarajevo, nous sommes donc très inconfortablement assis en rang d’oignons sur cette espèce de banquette bien trop dure pour mes petites fesses attendries par trois bonnes semaines de vacances. Nous échangeons des regards qui en disent long. Personne n'est vraiment enchanté de retourner au front. En deux coups de cuillère à pot, nous nous retrouvons à Sarajevo. Le choc est toujours aussi brutal même si l'on entend pas de coup de feu cette fois-ci. L’ambiance qui règne dans cet aéroport est toujours très tendue. Nous revenons dans un autre monde. L’avion russe scratché en bout de piste est toujours là, immobile. Il y a encore de la neige ici, ce qui n'est pas vraiment étonnant. L'hiver n'est pas encore fini et nous sommes que fin février. Nous percevons rapidement équipements et armements. Je suis cordialement invité ainsi que mes camarades à monter dans un VAB à destination de Razaslje. L'accueil à la base est pour le moins désagréable. Les collègues que l'on retrouve semble exténués. On me laisse à peine le temps de poser mon sac que je dois partir monter la garde. Le retour à la dure réalité des Monts Igman ne se fait donc pas attendre. L’adjudant est dans une humeur fracassante. J'ai le moral dans les chaussettes. De plus, le temps est couvert et l'ambiance est extrêmement morose. Si encore le soleil brillait, cela m’aiderait à supporter le poids des contraintes. Dès que j'en ai l’occasion, je questionne les camarades pour savoir s'il s'est passé des choses importantes pendant mon absence. Je suis curieux de savoir. Mais non, il n'y a eu aucun événement marquant, que de la routine comme durant le mois de janvier. Quelque part je suis satisfait de ne rien avoir manqué de majeur. Cela aurait été dommage. Finalement c'est cette routine qui rend tout le monde de mauvaise humeur à la longue. Les jours passent, encore plus interminables qu’avant. Je me remet difficilement dans l'ambiance et dans le rythme. Heureusement, je retrouve l’interprète bosniaque avec qui je reprend les parties de jeu d’échecs le soir au foyer. Il fait moins froid qu’auparavant mais nous essuyons encore quelques mémorables tempêtes. La pluie se mêle désormais à la neige le plus souvent et notre camp ainsi que ses abords se transforment définitivement en véritable bourbier. Les skis sont souvent mis de côté car les conditions sont mauvaises. On passe plus de temps à piétiner dans la boue qu’à glisser. Mais l'hiver n'a pas dit son dernier mot. La neige revient épisodiquement en force, nous offrant parfois un paysage majestueux et toujours de pénible séances de déneigement et d'ouvertures de pistes.
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