dimanche 1 mai 2016

Chapitre 8



8
Razaslje 1570, la base lunaire
.....
Chaque jours, ne nous parviennent que des nouvelles inquiétantes et accablantes. On entend dire que, dans un village proche de notre zone, il y a eu des exactions. Des civils ont été mutilés et tués, une infirmière violée. L’horreur est bien là, toute proche. Sans dire mot, nous nous serons les coudes pour supporter l’intolérable. Même si nous sommes des soldats entraînés techniquement et physiquement à endurer beaucoup d’épreuves, l'aspect psychologique de celle-ci dépasse toute attente. Jours après jours, nous sommes envahis mentalement par ce climat délétère. Nous apprenons que des camarades de la compagnie du génie ont été victimes de l'explosion d'une mine anti-personnel. Il y a des blessés. On connaît ces gars car ils viennent souvent sur nos positions. Nous avons partagé ensemble une petite bière  à plusieurs reprises. Je connais particulièrement bien l'un des sergents de cette unité car nous avons fait une formation montagne ensemble à Chamonix l’été précédent. On avait fait des courses intéressantes dans le massif du Mont-Blanc et je garde un excellent souvenir de ce stage. Il y avait parmi nous des légionnaires du 2eme régiment étranger de parachutistes et l’ambiance était exceptionnelle.         ...
 Maintenant, comble d'inquiétude, j'apprends stupéfait que mon camarade du génie a été touché à une jambe par un éclat de mine et qu'il est hospitalisé à l’hôpital de Sarajevo. Forcément, il va moins bien grimper et galoper en montagne maintenant. Je suis triste pour lui et j’espère qu’un truc pareil ne m’arrivera pas. J'obtiens difficilement de ses nouvelles. Heureusement, quelques temps plus tard j'apprends qu’il n‘a pas été rapatrié en France et qu’il va bientôt rejoindre son unité pour poursuivre la mission. J’en déduis donc que sa blessure n’est pas trop grave et je suis alors impatient de le revoir parmi nous. Je le retrouve effectivement une bonne dizaine de jours plus tard de passage sur une de nos positions. Il n'a pas bonne mine et il boite un peu. Il a bien pris un éclat de mine anti-personnel dans le genou. Il me montre sa cicatrice toute fraîche. Il m'explique vaguement les circonstances de l’accident. Avec sa section de déminage, ils se sont retrouvés dans un champ de mines et l’une d’elles a explosé à proximité. Ils ont eu de la chance car il n'y a que des blessés légers mais les conséquences auraient pu être plus dramatiques. En plaisantant, je fais allusion au fait qu’il va certainement recevoir une citation pour blessure de guerre. Apparemment, il n'en sera rien.    ....
Cette unité du génie a en charge les interventions de déminage dans notre zone. Ils sont donc amenés à se déplacer quotidiennement en long et en large, un peu partout, pour contrôler ce qui doit l’être. Elle paiera un lourd tribut à la fin du mandat. Je déduis de cette affaire qu’il faut vraiment faire attention, notre marge de manœuvre est finalement très réduite. Si l'on s’écarte d'un pas des sentiers battus et que survient un incident, on peut nous le reprocher très facilement et être sanctionné. Cette mission, c´est celle de tout les paradoxes et de tout les contrastes. Nous bénéficions d'une grande liberté et autonomie sur nos positions car nous sommes très souvent complètement isolés et éloignés de nos supérieurs. Cela s’explique évidemment par le manque de moyens en hommes sur le terrain. On nous demande beaucoup, en particuliers aux militaires du rang qui inlassablement montent la garde jour et nuit sur les positions.  A la longue, cela devient épuisant pour ces hommes qui manquent de sommeil et subissent un état de stress constant. De facto, le commandement est obligé d’accorder une grande confiance à l’encadrement sur le terrain et de prier pour que tout se passe bien . Malheureusement ce ne sera pas toujours le cas. Pour nous sur le terrain, le revers de la médaille, c'est d’être en permanence dans le collimateur pour un manquement à la discipline en cas de pépin s’il est avéré que l'on a pris des initiatives malheureuses.                                       ....
La perspective d'un hiver sur les Monts Igman ne réjouit personne dans nos rangs. Notre confort est plus que précaire. En ce mois de novembre 1994, les premières neiges tombent et les températures dégringolent. Au petit matin, il faut souvent casser la glace pour avoir de l’eau. Nos organismes souffrent de plus en plus. Notre équipement et nos vêtements nous protègent relativement efficacement de ce froid mais pas complètement. Nous commençons sérieusement à souffrir des mains  et des pieds. Et sans cesse, on cherche des solutions pour se réchauffer. Les poêles à bois dans les postes ne nous sont plus que d'un modeste secours, mais c'est mieux que rien et ils ont quand même le mérite d’être là. Heureusement, la neige n'est pas encore suffisamment abondante et au moindre rayon de soleil, elle a tendance à fondre un peu. Mais le sol est de plus en plus gelé, annonçant un hiver rigoureux. Le colonel nous avait prévenus, nous allons souffrir ensemble dans l’hiver de Sarajevo. Ce froid glacial a fini par calmer les ardeurs des valeureux combattants. On entend de moins en moins de coup de feu, ce qui est une très bonne chose en soi, même si cela ramène peu a peu notre quotidien à une certaine monotonie détestable. La nostalgie du fracas des tirs de mortiers et des armes automatiques s’installe de façon insidieuse et subversive dans mon esprit. J’en arrive à me demander si je ne préfère pas cela à ce froid qui fige tout et glace les sangs.
Pour nous permettre de passer l'hiver sur ces montagnes dans des conditions humaines acceptables, le commandement avec l’aval des hautes autorités a donc décidé de mettre des moyens pour une fois. Nous avons confirmation de la création d'une base militaire aux alentours du hameau de Razaslje, juste en dessous du versant sud de la montagne de Bjelasnica, sur un plateau situé à environ 1570 mètres d'altitude. C’est l’endroit où était basé le poste de commandement de notre compagnie, au centre approximatif de notre zone, deux kilomètres environ au nord de notre poste section. L’idée va être de monter des rangées d'Algeccos1 pour le  casernement de l’ensemble du personnel de la compagnie, le tout étant sécurisé par une enceinte de sacs à terre, des barbelés concertina et un poste de garde. Les Ageccos seront acheminés par hélicoptère, accroché par des élingues sous un Puma2 . Les rotations seront nombreuses. Je suis presque heureux de revoir de près ces hélicoptères, d'entendre le bruit familier des rotors et des pales qui fendent l'air. Ils me rappellent certaines manœuvres dans mon ancien régiment, à forte composante aéromobile, spécialisé pour le combat anti-char. On élinguait notre jeep équipée d'une colonne de tir Milan3 sous l’hélicoptère, toute l’équipe embarquait et on nous déposait quelques kilomètres plus loin sur une autre position pour poursuivre les opérations. La grande nouveauté c'est qu'il y aura aussi plusieurs groupes électrogènes pour nous fournir de l’électricité 24h/24h, donc de la lumière et du chauffage, ainsi qu'un bloc de sanitaires doté d’un système d’alimentation en eau pour des douches, des lavabos et des WC. Ce sera le grand luxe en comparaison avec ce que l'on endure depuis plusieurs semaines. La création de ce camp va avancer très vite. Dès la mi-novembre, les sections envoient chaque jours des hommes disponibles pour aider à la mise en place. Comme beaucoup de mes camarades, je passe plusieurs journées à remplir des centaines de sacs à terre qui vont servir à protéger l’enceinte et le poste de garde. Ce travail n'est pas très gratifiant mais il est indispensable. On va aussi dérouler des centaines de mètres de barbelés pour protéger l’enceinte des intrus. Très rapidement, le camp prend forme et il est prêt à être investi par nous tous. Il est donc principalement constitué par plusieurs rangées d'Algeccos de couleur blanche estampillés UN, un peu comme une ville avec ses rues et ses maisons. Notre section se voit attribuer la première rangée, une sorte de rue numéro un. Il y aura six hommes au  maximum par Algecco car il n'y a pas beaucoup de  place à l’intérieur. Nos malles avec nos effets personnels sont remontées du poste section. Au moment de l'investigation c'est l'effervescence. On arrive relativement bien à s'entendre sur la place qui nous convient. Il y a des petits lits superposés et nous sommes  plutôt à l’étroit. Cela n'est pas très grave en soi, on se tiendra chaud , d'autant qu'il y a aussi des convecteurs électriques pour le chauffage. Ici, fini les interminables corvées de bois. Le monde moderne nous a rattrapé. On continuera à dormir dans nos duvets complétés avec un sac à viande en  polaire pour avoir le plus chaud possible. Chacun installe ses petites affaires du mieux qu'il peut. Je ne me souviens plus très bien comment on lavait notre linge mais une chose est sûr c'est que ce n’était pas souvent… Il est alors agréable de retrouver de véritable WC et des douches. Mais ce sera contrôlé car l'eau stockée dans des citernes est rationnée, chaque section aura un ou deux  jours attribués par semaine pour l’accès aux douches. Chacun fera l'impossible pour éviter de manquer ce jour de bénédiction purificateur. Pour les repas, une grande tente militaire a été dressée en guise de réfectoire. Une équipe de cuisiniers préparera chaque jours des repas chauds pour l'ensemble du personnel présent dans le camp. Cela sera très appréciable après les tambouilles improvisées dans les postes section. Il y aura aussi  trois ou quatre  Algeccos spécialement assemblés ensemble pour constituer ce qui nous servira de foyer et de lieu de détente. Deux ou trois autres grandes tentes seront montées à l’entrée, près du poste de garde, pour servir de garage aux mécanos qui entretiennent nos VAB. Dans ce camp, nous allons vivre au rythme des tours de garde et des patrouilles à l’extérieur. Mais nous n'en avons pas fini avec nos postes sections. Malgré la neige et le froid, il faudra continuer à tenir ces positions. Elles seront tenues pendant  tout l'hiver par une équipe de cinq ou six hommes, à tour de rôle, durant quatre ou cinq jours. Il faudra donc organiser des relèves avec du ravitaillement. Sur place, les tours de garde continueront inévitablement. Tant que les VAB peuvent circuler sur les pistes, tout sera assez simple. La neige va alors sérieusement compliquer les choses. Heureusement, on nous fourni quelques VAC4. Mais pas suffisamment pour assurer touts les  déplacements. Et voilà que l'on perçoit nos skis, sortis d'un container. Certaines patrouilles ainsi que relèves de poste vont se faire à ski. Nous nous réjouissons de cette perspective. Enfin quelque chose de plaisant à l’horizon , car le ski c'est bien une de nos bonnes raisons d'exister dans les chasseurs alpins. Les premières tempêtes de neige ne se font pas attendre. Le vent souffle comme jamais et la neige tombe  le plus souvent à l’horizontale. Du jamais vu. Il peut y avoir des congères impressionnantes alors que les crêtes des montagnes sont littéralement pelées. L'isolement menace le camp. Une des priorités va être de maintenir ouverts en permanence le col ainsi que la route qui mène à Sarajevo. Certains jours se sera particulièrement compliqué. Très souvent les véhicules s'enlisent et restent plantés dans la neige. Il faut alors plusieurs heures pour les sortir de là. L’accident nous guette sans cesse sur ces pistes enneigées et affreusement glissantes. Par conséquent, très rapidement, la plupart des véhicules restent cloués au camp. Seuls les VAC peuvent circuler en toute sécurité. Certains d'entre-nous reçoivent une formation ad hoc pour piloter cet engin. Ce n'est pas difficile en soi et c'est même presque amusant car il est très maniable. Malheureusement il est sans doute un peu trop fragile pour nous. Il n'est pas blindé ce qui n'est pas très rassurant. On peut y atteler un module pour transporter une dizaine d’hommes. J’apprends très vite à piloter ce VAC mais j'aurais peu l'occasion de pratiquer cet exercice. Cela m'importe peu car je préfère de loin les déplacements à ski. Aussi je ferai tout mon possible pour intégrer et encadrer chaque patrouille qui devra se faire ainsi. J'attends ce moment avec impatience. Pour l'instant, nous n'avons fait que vérifier notre matériel, chaussés et faits quelques glissades autour du camp. Les tours de garde s’enchaînent inexorablement. Les nuits sont particulièrement longues, que l'on soit sentinelle ou chef de poste. Mais désormais, nous avons la satisfaction de pouvoir nous reconditionner rapidement dans le confort tout relatif que nous offre ce camp. Lorsqu'on s'en éloigne, il nous apparaît alors comme une sorte de base lunaire, planté là au milieu de nulle-part. Havre de paix surréaliste ressemblant à une base scientifique de l'Antarctique. C'est cela, nous faisons parti d’une expédition scientifique sur les Monts Igman… Nous allons tester notre résistance au froid en terrain hostile durant tout un hiver. Le climat est très capricieux. Un jour c'est la tempête et le lendemain il fait soleil. Mais le vent glacial devient une constante. La neige peut fondre vite mais elle finit toujours par transformer les pistes en bourbier. Tant que c'est possible, on se déplace en VAB. Je suis régulièrement désigné pour escorter le groupe du commandement qui fait la liaison à Sarajevo. Il fait froid, il y a un peu de neige et la route qui descend dans la cuvette de Sarajevo est particulièrement glissante, donc dangereuse. Même si je commence à bien connaître cet itinéraire, il n’en demeure pas moins qu’il faut redoubler de prudence pour rester sur la route et ne pas disparaître dans un ravin. Sur certaines portions de cette itinéraire, il faut serrer les fesses. La neige a recouvert Sarajevo. La population de la ville doit terriblement souffrir dans ces conditions. Les infrastructures ont été détruites, il n'y a plus d’électricité ni d'eau courante pour ses habitants. Mais avec l’arrivée du froid et de la neige, les combattants semblent s’être endormis et tombés en hibernation. Tout semble alors étrangement calme en comparaison avec ce qui se passait quelques semaines auparavant. On n'entend plus que très rarement, de façon isolée, le crépitement de tirs à l'arme automatique ou d'explosions d'obus de mortier. En passant à proximité de la piste d’atterrissage de l’aéroport, étonnement, on aperçoit  un avion russe de type IL-76 immobilisé dans le champs en bout de piste. Curieusement, il est posé là, sa carlingue à même le sol, sans train d’atterrissage apparent. Étrange vision de cette avion insolite qui restera immobilisé à cet endroit pendant longtemps. On apprend que son train d’atterrissage c'est pulvérisé au moment où il a touché le sol. L'avion, alors dans l'impossibilité de freiner, a terminé sa course rectiligne le nez dans la terre en bout de piste. L'avion était-il sans doute trop chargé ou son train d'atterrissage était-il défectueux? On ne le saura jamais vraiment. Ainsi, désormais, chaque fois que nous allons à Sarajevo, nous pouvons contempler cet avion abandonné là. Je prendrais le temps de le photographier sous différents angles.




1Bungalows de construction modulaire
2Hélicoptère de transport
3Missile léger Anti-char

4Véhicule à chenille adapté pour se déplacer sur la neige et muni d'une lame à l'avant la dégager

Mise en place des Algeccos sur la base



Camion embourbé dans la neige

Portique à l'entrée du camp






VAC sanitaire













Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire