1
« Sarajevo
attend, ne perdons pas de temps »
« La route vers l'inconnue est toujours bien
venue,
Les semaines précédent notre départ pour
la Bosnie, exceptée l'importante préparation logistique et
militaire proprement dites, notre section, la compagnie ainsi que
tout le bataillon, sur ordre du colonel, consacre beaucoup de temps
aux exercices de chant. Tout les déplacements collectifs se font en
chantant au pas cadencé. Il faut même apprendre plusieurs chants ce
qui en soit est assez contraignant, mais finalement le résultat est
impressionnant. Lorsque 700 hommes rassemblés sur la place d'armes
entonnent sans fausse note le chant des partisans, cela vous donne la
chair de poule et des frissons dans le dos, cette sensation unique
d'appartenir à l'Histoire de la France.
« Amis, entends-tu le vol noir des corbeaux
sur nos plaines,
Amis, entends-tu le bruit sourd du pays qu'on
enchaîne.
Ohé ! Partisans, ouvriers et paysans, c'est
l'alarme !
Ce soir l'ennemi connaîtra le prix du sang et des
larmes...2 »
N'oublions pas tout nos anciens qui ont résisté à
l'occupant, combattu le nazisme et le fascisme, souvent au péril de
leur vie, pour qu'aujourd'hui nous puissions vivre dans un monde soit
disant libre. A nous maintenant de donner de nous même
pour éviter que l'Europe s'embrase de nouveau, il faut participer à
l'intervention en Bosnie pour tenter d'arrêter cette guerre
abominable et protéger les populations civiles. Il n'est jamais trop
tard, surtout quand les armes parlent encore et que des innocents
tombent sous les balles. La communauté internationale a
malheureusement trop tardé à réagir pour faire cesser ce conflit
sanglant. Le colonel a fait enregistrer une cassette audio qui
contient tout les chants de chaque unités. Je viens de remettre la
main dessus, 20 ans après. Il dit solennellement dans son prélude,
outre le fait que nous allons souffrir ensemble dans l'hiver de
Sarajevo, que les chants militaires nous donnent ce sentiment d'être
plus fort ensemble et que jamais nous ne devons perdre cet
enthousiasme et cette flamme qui percent au travers. Il n'a pas tort.
Ces chants resteront toujours présent dans mon esprit, m'aidant
parfois à surmonter l'impossible. Et lorsqu'il me prend encore de
chanter quelques couplets de l'un de ses chants, à n'importe quelle
occasion devant des amis, j'ai l'impression de passer à leur yeux
pour un illuminé.
« Nous sommes tous des volontaires,
Soldats du bataillon français,
Notre enthousiasme est légendaire.
Honneur fidélité, fidélité,
Marchons volontaires,
Dans la boue, dans le sable brûlant,
Marchons l'âme légère et le cœur vaillant,
Marchons volontaires. 3»
21
septembre 1994 : L'heure
du départ a sonnée, notre compagnie est prête à partir pour
Sarajevo. Après des adieux émouvants à ma femme et à mes deux
filles encore toutes petites, j'ai embarqué avec mes autres
camarades dans le bus qui nous emmènent de Bourg Saint-Maurice à
l'aéroport de Lyon-Satolas. Sur le tarmac les sacs sont correctement
alignés et nous attendons notre avion qui tarde à venir. Le
lieutenant, adjoint du commandant d'unité, s'est un peu détendu et
étonnement, nous fait presque rire. Ce matin au rassemblement avant
le départ, il était d'une humeur fracassante et gueulait comme un
veau après je ne sais quoi. Il faut dire qu'il n'a pas un rôle
facile en étant responsable de toute la logistique de notre
compagnie, afférente à ce départ en mission. Vers 14h un Tupolev
atterrit sur la piste. Nous allons donc embarqué pour Sarajevo dans
un avion russe. Nous sommes accueillis à l'intérieure par de très
jolies et sympathiques hôtesses de l'air d'origine ukrainienne. Nous
prenons place et l'avion décolle, direction les Balkans. A bord,
l'ambiance est plutôt conviviale jusqu'au moment où .... Environ une heure après le
décollage, nous survolons le secteur de Sarajevo. En ce premier jour
d'automne il fait grand beau et nous distinguons par les hublots de
l'avion des montagnes et des vallées verdoyantes. Nous apprenons
alors que nous ne pouvons pas atterrir dans l'immédiat à cause de
tirs sporadiques autour de l'aéroport. Ça commence bien. Après
deux ou trois grandes boucles dans le ciel au dessus du secteur,
l'avion commence enfin à descendre vers la piste d'atterrissage. Il
se pose sans encombre et à peine les moteurs éteints, nous
entendons des tirs d'armes automatiques. Nous descendons de l'avion
en vitesse et au pas de course nous allons nous mettre à l'abri dans
un labyrinthe d'allées constituées de sacs à terre sur une bonne
hauteur pour assurer une protection efficace contre les tirs et les
éclats d'obus ; cela me fait penser instinctivement aux tranchées
de la Guerre de 1914-1918. Je n'ai jamais vu de si prés un tel
dispositif de protection. Je n'ai pas souvenir que nous aillons perçu
les casques bleus et les gilets pare-balles avant de descendre de
l'avion ; mais une chose est sûre c'est que quelques minutes
après avoir posé les pieds sur le sol de Sarajevo, on les a mis
rapidement. On ne les quittera plus pendant six mois. Ce n'est pas du
light et on se sent
tout de suite plus lourd avec ce type de protection, mais notre
survie en dépend. Les snipers guettent et menacent d'ôter la vie au
gré de leur humeur. A proximité, des tirs continuent plus ou moins
intensément. On perçoit notre Famas1
avec munitions, notre assurance-vie, il ne faudra plus le quitter
pendant six mois, nuit et jour, et être toujours prêt à l'utiliser
pour se défendre. Il dormira avec nous dans notre sac de couchage,
bien au chaud. Quel drôle de compagnon ! On doit alors
patienter une petite heure dans ces couloirs de sacs à terre qui
emmaillotent l'aéroport de Sarajevo avant que les tirs à
l'extérieure ne cessent. Une autorité des Nations-unies, nous remet
nos cartes d'identité Onusienne,
maintenant c'est du sérieux. Nous avons changé de monde, fini la
sécurité et la tranquillité de chez nous en France, ici à une
heure d'avion de Lyon-Satolas, c'est l'enfer de Sarajevo où tout ce
qu'il y a de pire peut arriver, en particulier être pris pour cible
par un sniper ou être touché par des éclats d'obus. Le dépaysement
est total. Nous finissons par embarquer dans des camions militaires
repeints en blanc et marqués du logo UN*,
direction les Monts Igman. Nous découvrons alors les ravages de
cette guerre. Pas une maison, pas un immeuble n'a été épargné par
les tirs d'artillerie. Tout n'est que ruine et désolation. Il y a
partout des carcasses calcinées de voitures, de camions et de bus.
Les routes sont défoncées et en partie détruites ; il est
difficile de circuler sans devoir éviter des débris ou obstacles
divers qui jonchent ce qui semble avoir été une chaussée. Nous
apercevons à peine quelques personnes dans cette ville fantôme.
1Extrait d'un chant militaire
2Extrait du chant des partisans
3Extrait d'un chant militaire
1Fusil d'assaut français, littéralement : des manufactures d'armes de Saint-Etienne
*United-Nations
« WELCOME
TO SARAJEVO1 »
Voilà
ce que l'on trouve écrit sur un mur criblé de balles de gros
calibre d'une maison à moitié détruite à proximité de l'aéroport
de Sarajevo. Le ton est donné, plus qu'ironique. Arrivé à ce qui
semble être ou avoir été un carrefour, nous bifurquons à droite
pour suivre une route de montagne. Il s'agit de la route qui mène
aux Monts Igman, ancien site des Jeux Olympiques d'hiver de 1984. Le
bitume disparaît rapidement pour laisser place à une piste
chaotique et poussiéreuse qui s'enfonce inexorablement dans les
montagnes. Nous croisons sur le bord de la piste quelques combattants
isolés, Kalachnikov2
en bandoulière. Ils sont tous habillés plus ou moins différemment ;
certains portent de vieux vêtements militaires plutôt sales et
d'autres ont des équipements qui semblent plus récents, en
particulier des vestes kakis avec des couleurs de camouflage .
Ils sont tous relativement maigres et ils ont tous une barbe de
plusieurs jours, ils ont l'air fatigués ; j'en remarque un,
plus costaud que les autres, qui porte un béret noir avec une bonne
barbe . Sans doute qu'il s'agit du chef. A peine si un regard
est échangé. Nous nous sentons mal à l'aise. Quelques kilomètres
plus loin, nous découvrons ce qui, avant la guerre, devait être une
station de ski, avec ses remontées mécaniques, ses pistes qui
serpentent dans la forêt et un impressionnant tremplin de saut à
ski. Toutes ces installations sont hors d'usage, sérieusement
endommagées. En levant un peu la tête on aperçoit le sommet de la
station qui n'est autre que la montagne de Bjelasnica culminant à
2067 mètres d'altitude. On peut y distinguer au loin l'ombre d'une
immense antenne radio qui gît curieusement inclinée sur le bâtiment
sommital. Elle aussi a fait l'objet de tirs destructeurs qui n'ont
pas réussis à l'abattre complètement. Nous passons le check-point3
de Babindole tenu par une unité de notre bataillon, dernier point de
contact avec notre civilisation ; nous continuons sur la piste
des Monts Igman, vers l'inconnu. Après avoir été bien secoués
dans touts les sens, nous arrivons dans un tout petit village de
montagne, où les chalets ont un style bien particulier ; ils
sont très rustiques et rudimentaires, faits de vieux bois avec des
toits en tôles plus ou moins rouillées. Il s'agit du poste de
commandement provisoire de la compagnie ; plus tard une base
sera construite avec des Algecos4
sur un plateau à proximité, au pied du versant sud de la montagne
de Bjelasnica. Le capitaine nous accueillent dans la bonne humeur et
sans plus de formalité nous expédie rejoindre l'adjudant sur le
poste de notre section. Nous continuons alors sur une piste encore
plus en mauvais état et qui descend vers le fond d'une petite
vallée. Après encore quelques kilomètres de ces montagnes russes,
nous arrivons enfin sur notre position, complètement fourbus. Il
s'agit d'un petit village de quelques habitations. toutes
complètement détruites, dont il ne reste que des ruines avec plus
aucun toit dessus. Que c'est-il passé ici ? Tout a été
bombardé, il n'y a pas d'autres mots. En contre-bas, il y a une
petite rivière et de l'autre côté le versant nord d'une montagne
bien boisée. Le poste de la section a été aménagé dans une des
ruines, celle la plus pratique pour surveiller les alentours. Pas le
temps de visiter les lieux, l'adjudant m'expédie avec trois autres
gars dans un VAB5
stationné juste au dessus du poste. On doit y monter la garde toute
la nuit jusqu'au lendemain matin. La soirée est déjà bien avancée
et le jour s'estompe. Nous sommes tout juste en place et je fini à
peine d'organiser les tours de garde lorsque des rafales de tirs
brisent subitement le silence. Instantanément des balles traçantes
sifflent quelques mètres au dessus de nos têtes, laissant
apercevoir pendant quelques fractions de seconde leurs traînées
lumineuses rougeâtre dans le crépuscule. Nous nous enfermons
précipitamment dans le VAB, encore surpris d'une telle situation.
Pas besoin de rendre compte à
l'adjudant, il est dans le poste à côté et il a tout entendu.
Par
radio, il nous donne l'ordre de ne pas riposter et surtout de ne plus
quitter le VAB jusqu'au lendemain matin. Nous y sommes à l'abri des
balles. Les tirs cessent comme ils ont commencé. « Bienvenue
à Sarajevo ». Très
inconfortablement installés dans ce VAB, après quelques minutes
pour reprendre nos esprits, nous nous décidons à entamer nos
rations de combat en guise de souper. Je suis assis à l'avant du
véhicule blindé, à la place du pilote, j'observe la montagne en
face de nous et j'essaye de repérer en vain la position d'où sont
partis ces tirs de bienvenue. Il fait nuit, les étoiles commencent à
scintiller dans le ciel de Bosnie , je pense à la France et à ma
famille, à la fois si proches et déjà si loin. J'ai alors cet
étrange sentiment dans mon for intérieur que désormais, plus rien
ne sera comme avant, avant
d'avoir mis les pieds en Bosnie en cette belle journée d'automne
1994. Et même si je ne vais pas combattre au profit de l'un ou
l'autre des deux camps qui s'opposent,
je n'en demeure pas moins un combattant volontaire, engagé au service
de la paix. Maintenant je vis
l'épreuve du feu dans
toute sa splendeur et dans toute sa laideur.
Notre première nuit sur cette position se passe sans autre incident. Nous dormons à tour de rôle à l'arrière du VAB recroquevillés comme des sardines. Qu'est ce qu'on dort mal dans un VAB ! On y est toujours à l'étroit, c'est un véhicule de combat, pas un camping-car. Avec les sacs et l'armement, il est impossible de se mettre à l'aise. Deux d'entre nous, toujours éveillés, montent la garde à l'avant, l'un à la place du pilote, l'autre côté passager. Celui qui est à la place du pilote est constamment gêné par le volant au niveau de l'abdomen. Pour effectuer la relève de la garde à l'avant, sans sortir du véhicule, il faut ramper dans un étroit couloir qui communique avec l'arrière. C'est difficile de se mouvoir ainsi avec notre équipement et il ne faut pas être trop gros. Le commando est un loup maigre, nous a-t-on si souvent répété. Là, c'est très utile. Au petit matin, je prolonge volontairement mon tour de garde pour laisser dormir un peu plus les camarades. Quelque chose me dit qu'il va falloir ménager nos hommes pour durer ici et puis, je veux voir le lever du soleil sur ces montagnes. Dés l'aube, on peut distinguer de la fumée qui s'élève vers le ciel à partir des différentes positions, de part et d'autres dans les montagnes qui nous entourent. Je pense alors que les combattants font du feu pour faire chauffer le café, comme nous ; cela n'est pas très discret et permet à chacun de bien repérer les positions adverses . Vers 7 heures, sur ordre de l'adjudant, nous émergeons du VAB, fourbus et un peu vaseux. Aussitôt le comité d'accueil se manifeste par des tirs venant d'en face et quelques balles sifflent au dessus de nous. Nous pénétrons précipitamment dans la pièce principale du poste, qui sert de zone de vie, où les autres camarades de la section sont déjà à pied d’œuvre pour organiser la relève de la garde mais aussi le petit-déjeuner. Un sergent a fait une liste de noms pour les prochains tours de garde et les premiers concernés s'équipent rapidement pour aller se mettre en place à l'extérieur. On montera la garde jour et nuit à l'étage d'une maison quasi-attenante à l'habitation principale. Ce sera notre poste de garde et d'observation pendant six mois.Tout ces bâtiments ont été ravagés par toutes sortes de tirs, artilleries, mortiers et armes automatiques. Chaque centimètre carré porte les stigmates de cette guerre. Il y a des impacts de tirs partout. Ce petit village a fait l'objet d'un acharnement caractérisé. Quelles horreurs se sont passées ici ? Personne d'entre nous ne peut le dire et l'état des lieux laisse libre court à l'imagination de chacun. Les deux maisons qui composent donc l'ensemble du poste de la section ont été retapées sommairement, et certainement dans l'urgence, par nos prédécesseurs. Des bâches et des vieilles tôles ont été mises en place en guise de toiture pour nous protéger de la pluie et du froid. Les parties de murs détruits sont rebouchées avec des sacs à terre ainsi que les anciennes fenêtres, laissant à peine quelques meurtrières pour pouvoir observer à l'extérieur ou même tirer pour se défendre. Les sacs à terre ont cette propriété fondamentale de bien protéger les hommes des balles et des éclats d'obus. Une grande tente militaire a été dressée à l'arrière ; elle abrite un groupe électrogène et une douche de campagne rudimentaire ; de même, des feuillées1 ont été établies derrière un bon vieux mur bien solide, relativement à l'abri des tirs.
Notre première nuit sur cette position se passe sans autre incident. Nous dormons à tour de rôle à l'arrière du VAB recroquevillés comme des sardines. Qu'est ce qu'on dort mal dans un VAB ! On y est toujours à l'étroit, c'est un véhicule de combat, pas un camping-car. Avec les sacs et l'armement, il est impossible de se mettre à l'aise. Deux d'entre nous, toujours éveillés, montent la garde à l'avant, l'un à la place du pilote, l'autre côté passager. Celui qui est à la place du pilote est constamment gêné par le volant au niveau de l'abdomen. Pour effectuer la relève de la garde à l'avant, sans sortir du véhicule, il faut ramper dans un étroit couloir qui communique avec l'arrière. C'est difficile de se mouvoir ainsi avec notre équipement et il ne faut pas être trop gros. Le commando est un loup maigre, nous a-t-on si souvent répété. Là, c'est très utile. Au petit matin, je prolonge volontairement mon tour de garde pour laisser dormir un peu plus les camarades. Quelque chose me dit qu'il va falloir ménager nos hommes pour durer ici et puis, je veux voir le lever du soleil sur ces montagnes. Dés l'aube, on peut distinguer de la fumée qui s'élève vers le ciel à partir des différentes positions, de part et d'autres dans les montagnes qui nous entourent. Je pense alors que les combattants font du feu pour faire chauffer le café, comme nous ; cela n'est pas très discret et permet à chacun de bien repérer les positions adverses . Vers 7 heures, sur ordre de l'adjudant, nous émergeons du VAB, fourbus et un peu vaseux. Aussitôt le comité d'accueil se manifeste par des tirs venant d'en face et quelques balles sifflent au dessus de nous. Nous pénétrons précipitamment dans la pièce principale du poste, qui sert de zone de vie, où les autres camarades de la section sont déjà à pied d’œuvre pour organiser la relève de la garde mais aussi le petit-déjeuner. Un sergent a fait une liste de noms pour les prochains tours de garde et les premiers concernés s'équipent rapidement pour aller se mettre en place à l'extérieur. On montera la garde jour et nuit à l'étage d'une maison quasi-attenante à l'habitation principale. Ce sera notre poste de garde et d'observation pendant six mois.Tout ces bâtiments ont été ravagés par toutes sortes de tirs, artilleries, mortiers et armes automatiques. Chaque centimètre carré porte les stigmates de cette guerre. Il y a des impacts de tirs partout. Ce petit village a fait l'objet d'un acharnement caractérisé. Quelles horreurs se sont passées ici ? Personne d'entre nous ne peut le dire et l'état des lieux laisse libre court à l'imagination de chacun. Les deux maisons qui composent donc l'ensemble du poste de la section ont été retapées sommairement, et certainement dans l'urgence, par nos prédécesseurs. Des bâches et des vieilles tôles ont été mises en place en guise de toiture pour nous protéger de la pluie et du froid. Les parties de murs détruits sont rebouchées avec des sacs à terre ainsi que les anciennes fenêtres, laissant à peine quelques meurtrières pour pouvoir observer à l'extérieur ou même tirer pour se défendre. Les sacs à terre ont cette propriété fondamentale de bien protéger les hommes des balles et des éclats d'obus. Une grande tente militaire a été dressée à l'arrière ; elle abrite un groupe électrogène et une douche de campagne rudimentaire ; de même, des feuillées1 ont été établies derrière un bon vieux mur bien solide, relativement à l'abri des tirs.
Quoi
de plus désagréable que de se faire tirer dessus lorsqu'on est
entrain de faire ses besoins naturels ? L'ensemble de la
position est protégée des intrusions par un terre-plein surmonté
de plusieurs rangées de concertina,
fils de fer barbelé en rouleau arborant de petites lames de rasoir.
Il est impossible pour quelqu'un de les traverser telles quelles sans
y rester accroché et s'y faire lacérer ! Une énorme barrière
en bois, entourée elle aussi de concertina, sert de porte d'entrée.
On la fait pivoter sur des charnières improvisées pour libérer
l'accès au poste aux véhicules ou aux personnes. Au quatre coins de
la périphérie de la position il a été aménagé des petits
blockhaus ; abris
creusés dans le sol et recouverts de nombreux sacs à terre, munis
d'une large meurtrière horizontale qui donne sur les abords de la
position et sur les montagnes environnantes. Sous un feu intensif,
ils offrent une protection maximale. Nous ne nous doutons pas encore
que d'ici peu, nous allons bientôt nous y réfugier pour nous
protéger des explosions des obus de mortier. Deux chiens sont là
parmi nous. On peut bien se demander ce que sont devenus leurs
maîtres. Ils s'avéreront de fidèles compagnons pour les gardes de
nuit, donnant l'alerte avec leurs aboiements lorsque des intrus
s'approcheront de la position. En effet, nos prédécesseurs ont
subis des vols d'armes une nuit par certains intrus et la consigne
est qu'il faut redoubler de vigilance pendant la garde. Notre
première journée sur zone commence. Dans la matinée, un VAB vient
chercher un militaire d'une autre unité qui était encore avec nous
pour assurer les dernières consignes relative à la relève de la
position. Nous le voyons repartir vers la France avec un petit
pincement dans nos cœurs. Désormais nous sommes seuls ici, face à
nous-même, exposés aux tirs des combattants des deux camps.
L'adjudant commence alors à nous donner des consignes plus précises
sur ce qu'il attend de nous, en particulier concernant
l'accomplissement de notre mission et notre propre organisation. Tout
d'abord il y aura la garde du poste et ensuite la surveillance de la
zone ONU1
par des patrouilles quotidiennes en VAB ou à pied. Nous devons être
en permanence armé individuellement avec notre Famas et des
munitions ; il insiste sur le respect absolu des mesures de
sécurité. Pour éviter les accidents, il est impératif de
s'assurer qu'aucune arme n'est chargée2
lorsque l'on pénètre dans la zone de vie. A cette effet, il y a un
bac à sable à l'entrée du poste. Nous concernant, les consignes
d'ouverture du feu sont strictes. Les tirs de riposte ne doivent se
faire que sur ordre. On n'est pas là pour faire la guerre
mais pour maintenir la paix.
Concrètement, on est tout simplement à la merci des snipers de tout
acabit embusqués dans les montagnes, d'un côté comme de l'autre.
On a pas vraiment les moyens de s'interposer et de se faire
respecter, juste le droit de se faire tuer, au nom de la
paix. Avec un camarade, je prend
un tour de garde. Étrangement, l'adjudant a dit que je n'étais pas
obligé de monter la garde car il me considère comme un cadre au
même titre qu'un sergent alors que je ne porte que les galons de
caporal-chef (il considère mon ancienneté et mes qualifications
militaires). Mais j'insiste pour intégrer le tournus3
avec les autres militaires du rang. Nous ne sommes pas nombreux et
cette tâche longue, répétitive et fastidieuse, fatigue vite ceux à
qui elle incombe. Pour que l'ambiance reste supportable, il faut être
solidaire. Je veux montrer l'exemple aux jeunes sergents ; et
puis j'ai l'habitude car dans mon ancien régiment j'ai très souvent
monter la garde en tant que simple soldat . Le poste de garde
est principalement constitué d'une grande pièce vide situé à
l'étage d'une petite maison très proche de l'autre (plus grande,
qui sert de zone de vie). On y accède par un escalier qui semble
tenir bon et résister. Ses murs de briques rouges sont en partie
cassés tout autour sur une trentaine de centimètres de hauteur, en
dessous des chevrons qui supportent quelques vieilles tôles et des
bâches qui font office de toiture. Ces ouvertures à hauteur d'homme
autorisent un panorama à 360 degrés et permettent une bonne
observation des montagnes environnantes. En son centre, il y a un
vieux poêle à bois rouillé et tout rafistolé pour produire un peu
de chaleur quand il fait froid.
Dieu seul sait
comment il fera froid dans ce pays. On
fera les cents pas
autour de ce poêle pendant ces interminables nuits et journées de
garde, scrutant inlassablement les abords du poste et les montagnes
qui nous entourent, à la recherche des prémices de potentiels
combats. Machinalement il faudra que l'un d'entre nous y remette du
bois régulièrement pour qu'il brûle et produise un peu de chaleur
dans la froideur ambiante. L'adjudant, chef de section, a établi son
quartier personnel au rez de chaussé dans une petite pièce. Il
s'est fabriqué un petit lit et un petit bureau avec divers matériaux
de récupération. Il garde là prés de lui, le principal poste de
liaison radio pour les contacts avec la compagnie et le commandement.
Je me dis qu'il va se sentir un peu seul dans sa petite chambre. En
fait, il passera beaucoup de temps avec nous dans ce que j'appelle la
zone de vie. C'est là que nous partagerons les repas. Le reste de la
section va dormir dans une autre petite pièce attenante et bien
protégée. On y a installé des lits picots1
que je trouve relativement confortables à l'inverse de certains qui
s'en plaignent de façon récurrente. Je retrouve là, ma malle de
campagne contenant toutes mes affaires personnelles. Elle a bien été
acheminée jusqu'ici, incroyable ce que l'armée peut réaliser. Les
murs de cette chambrée sont bien décrépis et recouverts d'une
ancienne peinture bleutée toute délavée. Pas très réjouissant
pour garder le moral. Après avoir ouvert ma malle et sortis quelques
effets personnels, je m'empresse d'accrocher au mur deux cadres, l'un
avec une photo du Trident du Tacul
dans le Massif du Mont Blanc, et l'autre représentant un sommet
enneigé que j'affectionne particulièrement. L'escalade et
le ski, mes deux grandes passions du moment.
J'ai escaladé ce Trident du Tacul lors d'une course pendant mon
stage de qualification montagne été
à Chamonix au mois de juin dernier. C'était impressionnant. A côté,
se trouve Le Grand Capucin
où les voies d'escalade y sont de plus grande envergure. Le jour de
notre ascension au Trident, on pouvait y voir quelqu'un qui grimpait
en solitaire et qui d'ailleurs ne manquait pas de râler
généreusement. Son entreprise était délicate et ça ne devait pas
se passer comme il le souhaitait. Je dois garder à l'esprit mes
objectifs. Quand cette mission sera terminée, je veux continuer à
grimper des montagnes pour peut-être devenir un jour guide de
haute-montagne. En fait, je renoncerai vite à ce projet mais je
continuerai à grimper pour le plaisir. Nous allons préparer les
repas chacun à tour de rôle avec les denrées alimentaires que nous
apporte l'approvisionnement de la compagnie. Pour faire cuire les
aliments, il y a une cuisinière à bois avec un four en très bon
état, ce qui est étonnant. Ma grand-mère avait presque la même et
j'ai encore le souvenir d'y avoir fait cuire des gâteaux lorsque
j'étais gamin. C'est comme chez mémé ici.
Bizarrement, on ne manque de rien. On dispose de nombreuses
conserves, de containers d'eau potable, de quelques produits frais et
même de bouteilles de vin ainsi que des bières. Mais attention, pas
le droit de se bourrer la gueule.
Un verre de vin pendant le repas et une bière en soirée, pas plus.
Pour les cigarettes, il faudra voir avec le responsable de notre
approvisionnement mais cela ne devrait pas poser de problème.
L'adjudant n'apprécie pas trop la fumée de cigarette et il ne fume
pas. C'est un grand cycliste, comme moi d'ailleurs, et nous nous
sommes très souvent mesurés l'un à l'autre sur les routes et les
cols des Alpes ces deux dernières années. Nous nous connaissons
bien et nous nous apprécions mutuellement je pense. Ma femme est
amie avec la sienne. Le
premier repas est très conviviale. Celui qui est de service a
cuisiné un bon petit plat et tout le monde se régale. L'adjudant en
tant que chef de section est assis en bout de table tel le
patriarche, à ses côtés son adjoint qui est sergent-chef, les
sergents chef de groupe et moi-même, caporal-chef engagé
avec déjà six ans de services dans l'armée. Ensuite sont assis de
chaque côté de la grande table, en s'éloignant vers la porte
d'entrée, les caporaux et les hommes du rang de la section, tous de
jeunes appelés en service long qui se sont portés volontaires pour
cette mission dans le secteur de Sarajevo.
A
mes yeux ils ont tous un grand mérite de venir risquer leurs peaux
ici, si jeunes ; la plupart par conviction personnelle, quelque
uns pour l'appât du gain, le montant de la solde1
devant être considérablement augmentée pendant les six mois de
cette mission.
La journée semble relativement calme et l'adjudant organise une première patrouille avec un sergent et quelques hommes. Ils partent avec le VAB pour plus de sécurité et vont faire des repérages dans notre secteur. Pendant leur absence, l'écho de tirs sporadiques se fait entendre dans les montagnes. Une autre composante essentielle de notre mission est d'identifier et de comptabiliser le plus précisément possible les tirs des belligérants afin d'en informer les autorités des Nations-Unies basées à Sarajevo. Cela est souvent difficile et demande une grande attention, surtout lorsque ça se met à pétarader de touts les côtés. Cette après-midi là, au poste, nous répertorions une bonne dizaine de rafales tirées à l'arme automatique, ces tirs provenant tantôt du côté serbe, tantôt du côté bosniaque. Nous attendons impatiemment le retour de l'adjudant pour lui rendre compte de ces tirs. A son retour, c'est chose faite alors qu'il semble de façon très évidente que les tirs ont tendance à s'intensifier. Pour l'instant les balles passent loin du poste mais le vacarme provoqué par touts ces tirs n'a rien de rassurant. En fin de journée, nous comptabilisons déjà plus d'une cinquantaine de rafales contenant chacune au moins une dizaine de tirs à l'arme automatique. Cela fait beaucoup pour une première journée sur zone et le niveau de stress de chacun d'entre nous ne fait que croître. Mais le meilleur reste à venir. C'est alors qu'un départ de tir plus fort se fait entendre, suivi d'un sifflement dans le ciel puis d'une violente explosion quelque part dans la montagne au loin. Il est aussitôt suivi par une dizaine d'autres tirs du même style. Il s'agit de tirs de mortier. A l'aide d'un dispositif de visée, un tube est orienté précisément vers une cible. Un obus est introduit à l'intérieur du tube et se trouve propulsé par l'explosion d'une charge spéciale vers un objectif pouvant être situé à plusieurs kilomètres. Les obus de mortier explosent au sol en projetant des fragments de métal tranchants très meurtriers. Bien utilisée, cette arme peut être extrêmement précise et efficace pour pilonner une position adverse. Les mortiers de petit calibre sont l'apanage des groupes de combat d'infanterie légère. Ce soir nous souperons sous des tirs de mortiers. Les obus sifflent régulièrement dans le ciel au dessus de nos têtes, mais heureusement ils explosent assez loin dans les montagnes. Nous ne sommes pas directement visés sauf erreur. Après un pic d'échange bien fourni de tirs de toutes sortes pendant la soirée, l'accalmie se fait heureusement sentir avec l'arrivée de la nuit. Au sein de notre section, une certaine consternation s'installe. Toute cette activité est plutôt inquiétante et laisse rien présager de très bon. Si par malheur un de ces foutus obus tombe sur le poste, ça va être le carnage pour nous tous. Prions le Seigneur. Ce soir, je reprend un tour de garde avec un camarade. Chaque tour de garde dure environ deux heures et pendant la nuit c'est toujours plus long, surtout pour rester éveiller quand c'est très calme. Pour mieux voir dans l'obscurité, nous disposons de jumelles à intensificateur de lumière communément appelées I-L. L'adjudant transmet par radio le compte rendu des tirs observés pendant cette journée. Apparemment cela suscite une certaine perplexité au niveau du commandement du bataillon. Cette nuit sera très calme et contrastera avec l'agitation de la fin de journée. Le chaud et le froid, comme souvent ici. Mon tour de garde terminé et la relève en place, je vais me coucher. Je me glisse frileusement dans mon duvet et au fond je cale mon Famas contre mes jambes. Que c'est désagréable de dormir avec un flingue ! Pas le temps de cogiter, je m'endors rapidement. Cette première journée a été plutôt fatigante nerveusement. Compter touts ces tirs sans se tromper, quelle besogne !
La journée semble relativement calme et l'adjudant organise une première patrouille avec un sergent et quelques hommes. Ils partent avec le VAB pour plus de sécurité et vont faire des repérages dans notre secteur. Pendant leur absence, l'écho de tirs sporadiques se fait entendre dans les montagnes. Une autre composante essentielle de notre mission est d'identifier et de comptabiliser le plus précisément possible les tirs des belligérants afin d'en informer les autorités des Nations-Unies basées à Sarajevo. Cela est souvent difficile et demande une grande attention, surtout lorsque ça se met à pétarader de touts les côtés. Cette après-midi là, au poste, nous répertorions une bonne dizaine de rafales tirées à l'arme automatique, ces tirs provenant tantôt du côté serbe, tantôt du côté bosniaque. Nous attendons impatiemment le retour de l'adjudant pour lui rendre compte de ces tirs. A son retour, c'est chose faite alors qu'il semble de façon très évidente que les tirs ont tendance à s'intensifier. Pour l'instant les balles passent loin du poste mais le vacarme provoqué par touts ces tirs n'a rien de rassurant. En fin de journée, nous comptabilisons déjà plus d'une cinquantaine de rafales contenant chacune au moins une dizaine de tirs à l'arme automatique. Cela fait beaucoup pour une première journée sur zone et le niveau de stress de chacun d'entre nous ne fait que croître. Mais le meilleur reste à venir. C'est alors qu'un départ de tir plus fort se fait entendre, suivi d'un sifflement dans le ciel puis d'une violente explosion quelque part dans la montagne au loin. Il est aussitôt suivi par une dizaine d'autres tirs du même style. Il s'agit de tirs de mortier. A l'aide d'un dispositif de visée, un tube est orienté précisément vers une cible. Un obus est introduit à l'intérieur du tube et se trouve propulsé par l'explosion d'une charge spéciale vers un objectif pouvant être situé à plusieurs kilomètres. Les obus de mortier explosent au sol en projetant des fragments de métal tranchants très meurtriers. Bien utilisée, cette arme peut être extrêmement précise et efficace pour pilonner une position adverse. Les mortiers de petit calibre sont l'apanage des groupes de combat d'infanterie légère. Ce soir nous souperons sous des tirs de mortiers. Les obus sifflent régulièrement dans le ciel au dessus de nos têtes, mais heureusement ils explosent assez loin dans les montagnes. Nous ne sommes pas directement visés sauf erreur. Après un pic d'échange bien fourni de tirs de toutes sortes pendant la soirée, l'accalmie se fait heureusement sentir avec l'arrivée de la nuit. Au sein de notre section, une certaine consternation s'installe. Toute cette activité est plutôt inquiétante et laisse rien présager de très bon. Si par malheur un de ces foutus obus tombe sur le poste, ça va être le carnage pour nous tous. Prions le Seigneur. Ce soir, je reprend un tour de garde avec un camarade. Chaque tour de garde dure environ deux heures et pendant la nuit c'est toujours plus long, surtout pour rester éveiller quand c'est très calme. Pour mieux voir dans l'obscurité, nous disposons de jumelles à intensificateur de lumière communément appelées I-L. L'adjudant transmet par radio le compte rendu des tirs observés pendant cette journée. Apparemment cela suscite une certaine perplexité au niveau du commandement du bataillon. Cette nuit sera très calme et contrastera avec l'agitation de la fin de journée. Le chaud et le froid, comme souvent ici. Mon tour de garde terminé et la relève en place, je vais me coucher. Je me glisse frileusement dans mon duvet et au fond je cale mon Famas contre mes jambes. Que c'est désagréable de dormir avec un flingue ! Pas le temps de cogiter, je m'endors rapidement. Cette première journée a été plutôt fatigante nerveusement. Compter touts ces tirs sans se tromper, quelle besogne !
1Bienvenue à Sarajevo
2Fusil d'assaut russe - le plus souvent de type AK-47
3Point de contrôle des Nations-Unies pour l'accès à la route des Monts Igman
4Constructions modulaires
5Abréviation communément utilisée pour désigner le modèle français de Véhicule de l'Avant Blindé
1Toilettes de campagne sommairement constitués d'une fosse creusée dans le sol et au mieux d'un siège en bois pour s’asseoir muni d'un trou
1Zone neutre définie par l'Organisation des nations-unies où il ne doit pas y avoir de manœuvre ni de combat entre les belligérants
2Lorsque une cartouche est dans la chambre du canon, prête à être tirée
3Mot allemand utilisé en Suisse pour signifier rotation des postes ou des fonctions
1Lit de camp constitué de tubes en métal entre lesquels est tendue une toile solide
1Le salaire mensuel perçu sera multiplié par trois et demi en moyenne, ce qui est considérable.
Illustration 3: Poste
de notre section
Illustration 4: Poste
de notre section
Illustration 5: La
chambrée
Illustration 6:
Village détruit sur les Monts Igman
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