dimanche 1 mai 2016

Chapitre 12


12

Le drame du 14 mars 1995


         Au petit matin du 14 mars 1995, je suis à la base de Razaslje. Il fait gris et il bruine, limite si la neige n'est pas loin de revenir. De la neige, il y en a encore pas mal un peu partout mais toutes les pistes sont dégagées car avec le redoux du printemps qui s’annonce, la fonte s’accélère. Ce temps ne me donne pas le moral. Je suis revenu la veille de plusieurs jours sur notre poste section où tout est trop calme en comparaison avec ce qui a pu se passer avant. Je vaque à mes occupations sans grande conviction lorsqu'en milieu de matinée une alerte est lancée. Au début on ne comprend pas ce qui se passe, mais très vite on apprend qu'un de nos véhicules est sorti de la route en descendant sur Sarajevo. Tout les hommes disponibles de la compagnie doivent embarquer immédiatement pour aller porter secours aux blessés sur les lieux de l'accident. Je suis de cela et en quelques minutes, je suis en piste avec mes autres camarades et certains cadres de la compagnie. La nervosité est à son comble et le trajet parait interminable, chacun se demande ce qui a bien pu arriver exactement et ce que l'on va trouver là-bas. Dès notre arrivée sur place, je constate de suite que c'est certainement très grave. Il y a déjà beaucoup de monde qui s’agite. Un hélicoptère Puma est posé sur la route, imposant, impressionnant. Sa peinture blanche est bien délavée, disons même franchement sale et vieillie, et son logo UN à peine lisible, comme pour laisser transparaître l’idée qu'il est en Bosnie depuis déjà trop longtemps. Tous les hommes s’agitent au bord du ravin qui plonge une centaine de mètres plus bas ! Je comprends alors que ce qui était tant redouté vient d'arriver. Certains d'entre-nous ont fini par faire le grand saut, celui de la mort ! Quelle horreur ! Dans quel état peuvent-ils être au fond de ce ravin? Écrasés, broyés, démembrés ? Morts ? Gravement blessés ? Les survivants gémissant dans d'atroces souffrances ?  Le pire est évidemment envisageable vu la configuration des lieux. Je suis subitement prostré, plongé dans un état léthargique. Tout à coup, on est subitement bien loin des joyeuses petaradades d'il y a encore quelques jours. Maintenant c'est un spoutnik qui vient de s’écraser au fond d'un précipice avec des copains à bord. Le ciel nous tombe sur la tête une deuxième fois et nous anéantit. On apprend de la voix tremblante et grave d’un officier supérieur qu'il y a déjà suffisamment d'hommes qui sont descendus avec des cordes et du matériel pour voir ce qu'il en est au fond de ce ravin et secourir ceux qui peuvent l’être. Aussitôt je me propose pour descendre mais je reçois l'ordre de rester sur le bord de la route avec d'autres pour aider à remonter les victimes en tirant sur les cordes. On n'attend pas très longtemps avant de devoir s'employer à tirer pour remonter une civière. Même nombreux, l'entreprise est pénible, difficile. Nos forces nous abandonnent et ce n'est pas le bon moment. Lorsque la civière est enfin immobilisée à plat sur la route, je peux voir allongé dessus et sanglé, le corps sans vie d'un camarade. Son treillis est maculé de sang par endroit ainsi que son visage. C'est alors que je reconnais avec stupéfaction un des gars de la compagnie du génie, un de ceux qui encore deux jours auparavant buvaient une bière en plaisantant avec nous à l’occasion d’une de leur visite sur notre poste section. Il semble dormir mais il a perdu la vie ici, au fond de ce ravin sur la route des Monts Igman en Bosnie. Quel gâchis, crever dans des conditions pareilles, si jeune ! Je suis saisi d'effroi. D'autres corps sont remontés. Les civières sont alignés sur le bord de la route. Rapidement, certaines sont chargées dans l’hélicoptère qui met en marche ses turbines. On s’accroupit sous le sifflement sourd de la rotation des pales. En quelques instants, l'hélico décolle dans un puissant souffle de poussière qui arrache tout et nous aveugle, emportant les copains pour toujours. Un autre arrive, à moins que ce soit le même qui revient pour évacuer les derniers corps. Je ne sais plus. Le temps s’est arrêté. Ma vue se brouille presque. Un instant, je me retrouve plongé dans une sorte de mauvais rêve.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire