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Le
jour J et les grandes opérations
Les
journées s'enchaînent sur les Monts Igman et les combats
s'intensifient autour de nos positions mais heureusement à assez
bonne distance. Nous sommes condamnés à observer passivement tout
ce qui se passe dans ces montagnes. L´armée bosniaque se montre
particulièrement offensive contre les serbes. Ses combattants
cherchent par touts les moyens à contourner ou à traverser la zone
ONU que nous devons contrôler, afin de faire reculer l´armée
serbe. Chaque jour il se passe quelque chose sur le plan tactique et
stratégique. On constate que l'armée bosniaque est très active
avec le peu de moyens qu'elle possède. Elle a l'initiative des
opérations et toujours un coup d'avance sur ses ennemis. Ses hommes
semblent redoutables et efficaces au combat. Ceux que nous voyons
fréquemment se déplacent par petits groupes. Presque toujours les
mêmes personnes. Ils ont un look d'enfer, pas du tout conventionnel
par rapport à ce à quoi ressemblent les soldats d'une armée
classique. On dirait des guérilleros. Leurs tenues sont disparates.
Certains portent une casquette américaine, d'autres un béret noir
ou encore un casque lourd. Il y a un grand maigre qui défraie la
chronique par son allure presque comique avec un espèce de vieux
casque positionné tout en arrière sur sa tête. De loin il nous
fait bien rire mais de près beaucoup moins. La seule constante c'est
le port de l'éternelle Kalachnikov. Il y a aussi un grand costaud
barbu portant un béret noir qui trimbale toujours sur son épaule un
fusil McMillan. L'arme absolue, une machine à tuer, bien sûr de
fabrication américaine. Avec une telle arme et sa lunette, à 2000
mètre un tireur d'élite peut mettre une balle de 7,62mm dans une
pièce de monnaie... Autant dire qu'avec de tel outil, les snipers
ont la vie belle en Bosnie. Et nous, on a qu'à bien se tenir si on
veut rester vivant. Parfois c'est un profond sentiment de
vulnérabilité et de malaise qui m'anime face aux événements qui
nous entourent. De notre poste et du fait des nombreux mouvements de
terrain, on voit rarement exactement ce qui se passe pendant les
attaques, mais au bruit assourdissant des explosions d'obus de
mortiers et des détonations des rafales de tirs à l'arme
automatique, on imagine sans peine la violence des combats. Il est
inconcevable de penser une seconde à s'interposer dans ses combats
sans envisager de lourdes pertes humaines dans nos rangs. Je suis
certain que l'on n'est pas préparé à cela et que l'on n'est pas à
la hauteur des événements. Les commandos bosniaques s'infiltrent
toujours la nuit et ils sont quasiment indécelables jusqu'au début
des assauts qu'ils mènent inlassablement contre les positions serbes
dés le lever du jour. On les aperçoit quand ils sont dans
l'obligation de se replier, le plus souvent avec des blessés graves.
En ce mois d'octobre 1994, c'est le chaos sur les Monts Igman. Tout
contrôle des événements semble nous échapper. Parachutés au
milieu de ce bazar, soit-disant soldats de la paix, nous nous sentons
de plus en plus petits, impuissants et inutiles parmi ces guerriers
bosniaques dotés d'une violence inouïe, qui veulent à tout prix
gagner cette guerre contre les serbes. On ne serait pas là, ça ne
changerait pas grand chose. Comme le dit le capitaine, pour contrôler
cette zone, ce n'est pas une compagnie qu'il faut, mais un bataillon
entier... Notre poste section est relativement excentré par rapport
aux points stratégiques de la zone, aussi nous en entendons plus que
nous en voyons réellement. Quelque part nous sommes de facto un peu
plus protégés. Apparemment il n'en est pas de même pour les postes
des autres sections qui sont beaucoup plus exposés. Des incidents
plus ou moins graves surviennent lorsque nos groupes tentent de
s'interposer. En effet, on apprend qu'un sergent avec son groupe a
reçu l'ordre d'interdire l'accès d'une piste à des soldats
bosniaques. La tension est alors monté d'un cran. Nos camarades se
sont interposés physiquement. Les soldats bosniaques ont alors
débarqué avec un vieux char russe T54. Il a fallu essayer de lui
barrer le passage avec un VAB. Cause perdue d'avance pour nous. Sur
ordre du capitaine, nos collègues n'ont pas lâché l'affaire. Un
chef de section aurait essayé d'utiliser un de nos canons de 20mm
montés sur VAB,...
Pendant
ce mémorable mois d'octobre 1994, les opérations militaires de
l'armée bosniaque se précisent inexorablement dans le secteur des
Monts Igman sans que rien ni personne n'y puisse changer quelque
chose. Une belle journée d'automne marquera à jamais les esprits.
Sans aucun doute le jour de la grande offensive bosniaque contre les
lignes serbes. Je ne me souviens plus de la date exacte, peu importe,
c'était courant octobre 1994 si ma mémoire est bonne. Mais ce que
j'ai vu et entendu ce jour-là, je ne l'oublierai jamais. Dés le
début de la journée, le bruit incessant des tirs de mortiers et
d'arme automatique dans notre zone laisse présager d'importantes
opérations militaires en cours. Tout se passe à bonne distance de
sécurité de notre poste et nous ne nous sentons pas vraiment
menacés directement, même si parfois le canardage se rapproche de
façon un peu inquiétante. Nous passons une grande partie de cette
journée planqués dans nos petits abris protégés par des sacs à
terre. Nous nous autorisons quelques sorties lorsque ça se calme un
peu pour satisfaire nos besoins naturels, mais il semble ce jour-là
que la guerre est à son paroxysme, du moins dans notre secteur. Le
temps d'attente est parfois long dans les abris où nous sommes à
l'étroit, même si nous devons être attentif pour comptabiliser les
tirs que nous voyons ou que nous entendons. Mais on commence vraiment
à se lasser et à se poser la question sur la véritable utilité de
notre mission ici. Aussi le registre du comptage des tirs se tient un
peu au pied levé. Nous prenons note sur une feuille de carnet qui le
soir venu sera donné à l'adjudant. Je veille plus à la propreté
du document qu'à l'exactitude des chiffres mentionnés. La
motivation baisse et tout le monde commence à douter du sens de
notre présence ici. Par moment, je m'autorise à sortir de l'abri
discrètement, en espérant que l'adjudant ne m'aperçoive pas. Tôt
le matin, la consigne stricte a été donné de rester impérativement
dans les abris, jusqu'à nouvel ordre. C'est lors d'une de mes
petites escapades clandestines, alors que le mitraillage se fait
toujours entendre mais à bonne distance, que j'entends le bruit
caractéristique de la rotation des pales d'un hélicoptère. Je me
planque à l'abri du mur le plus proche. C'est alors que je vois
surgir de derrière la montagne, au nord de notre position, un
hélicoptère d'attaque soviétique de type Mi-24. Je n'en crois pas
mes yeux. Aucun doute sur cet appareil légendaire que je reconnais
de suite pour l'avoir étudié des centaines de fois lors de cours
sur le renseignement et la lutte anti-aérienne. Je l'ai même
construit en maquette miniature. Autant dire que je sais reconnaître
cet hélicoptère. Mais bon sang, que fait-il ici ? C'est la
guerre, jusque là rien de bien surprenant, mais pour quelle raison
intervient-il ici ? Que de questions à jamais sans
réponse. Juste le temps de le voir et dans une manoeuvre acrobatique
il disparaît derrière la montagne aussi vite qu'il m'est apparu. Je
retourne précipitamment à mon abri, tout excité par cette vision
extraordinaire. Je n'ose pas rendre compte à l'adjudant car terré
dans mon abri, je ne suis pas vraiment censé pouvoir voir un hélico
au nord de notre position. J'en parle à mes camarades qui ont du mal
à me croire. Bien plus tard j'en parlerai avec les autres sergents
de la section. Certains m'avoueront avoir entendu le bruit des rotors
mais ne pas l'avoir aperçu. Mais je ne suis pas au bout de mes
surprises, en fin d'après-midi, alors que les opérations continuent
et que l'ordre de rester aux abris est maintenu, j'ose encore sortir
un peu de notre trou car je ne tiens plus en place. Et là, j'assiste
en directe à quelque chose d'incroyable. D'où je suis, au nord je
vois clairement la montagne de Bjelasnica. Et dans le ciel d'un bleu
éclatant au dessus de cette montagne, je distingue alors une sorte
de montgolfière de forme ovoïde et de couleur gris métallisé.
Elle projette des reflets très brillants dans ce magnifique ciel
d'automne. Au loin, des tirs se font entendre inlassablement. Une
fois de plus, je n'en crois pas mes yeux. De suite, je pense à un
engin extra-terrestre, mais dans la seconde qui suit ce mystérieux
appareil explose dans le ciel et disparaît dans un nuage de fumée
noirâtre qui perdure un moment avant de se dissiper peu à peu.
D'autres explosions se succèdent dans le ciel. Cela est
incompréhensible. Je suis abasourdi. De quoi s'agissait-il ?
Encore une question sans réponse. Personne ne pourra y répondre.
Cette vision va me hanter très longtemps. Suis-je devenu fou ?
En discutant de cela avec mes camarades, aucun n'avouera vraiment
avoir vu la même chose que moi, ce qui renforcera mes interrogations
et mon inquiétude. Le soir de cette journée très particulière,
les tirs finiront par cesser et nous pourrons reprendre le cours
d'une vie en apparence normale dans notre poste. Mais après cette
journée si particulière, plus que jamais la vie semble alors si
différente de ce qu'elle était avant. Au souper, nous échangeons
de curieux regards qui en disent long sur notre incrédulité. Tout
cela est-il bien réel ? Ou n'est-ce qu'un mauvais rêve ?
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Combattants et casques bleus sur les Monts Igman |
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Préparation des bandes de cartouches de 20mm |
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Le fusil Mc Millan
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Char T-54 et VAB de la Forpronu
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VAB équipé d'un canon de 20mm |
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L'antenne relais du sommet de Bjenaslica |
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