dimanche 1 mai 2016

Chapitre 2

2

Le ciel nous tombe sur la tête


Matin du deuxième jour : Je suis réveillé en sursaut par une explosion toute proche suivie par d'autres, ainsi que des tirs à l'arme automatique. Avec mes camarades nous sortons précipitamment de nos sacs de couchage et commençons à nous habiller en toute hâte lorsque l'adjudant fait éruption dans la pièce : « vite les gars, tout le monde aux abris ». Le jour se lève à peine. Les deux chiens, apeurés par le bruit des tirs à l'extérieure, se tapissent en gémissant dans un coin du poste. Nous sortons au pas de course, à peine habillé, les lacets des rangers encore défaits, le gilet pare-balles tout juste enfilé, le casque de travers sur la tête, le Famas à la main. Rapidement et malgré la confusion générée par l'intensité des tirs, nous nous répartissons dans les blockhaus comme il avait été déjà convenu. Nous courons à découvert pour gagner nos abris respectifs. Nous nous jetons dedans tout pantelant. Quel réveil, qu'est ce qui ce passe bordel ? Des obus sifflent dans le ciel au dessus de nous et explosent tout prés du poste en dégageant une fumée grisâtre au point d'impact. Par la meurtrière de notre abri, j'en vois un qui explose très près de notre position, puis un autre encore plus près, puis un autre à moins de cent mètres. Nous baissons la tête. Les éclats de l'explosion volent juste au dessus de nous. Merci les sacs à terre. Le tout est agrémenté de tirs abondant à l'arme automatique provenant de toutes parts. Dans le ciel, les balles fusent dans tout les sens et martèlent le terrain à proximité. On ne comprend rien à ce qui se passe et on a juste à se terrer dans nos abris. Ce déluge de feu et d'acier dure une petite heure. Par radio, l'adjudant nous dit de ne pas bouger et d'attendre en se protégeant le mieux possible dans nos abris. Ca tombe bien, je n'avais pas l'intention d'aller ramasser des champignons ce matin, l'ambiance est trop orageuse. Avec mes quatre camarades, nous échangeons de temps à autres des regards inquiets. J'essaye d'avoir des propos rassurant et je cherche à dédramatiser la situation avec un peu d'humour. Etrange sensation. Nous sommes serrés dans ce petit blockhaus qui à tout moment peut devenir notre tombe si par malheur un obus tombe dessus, pas sûr que l'on soit complètement protégé ici. Il y a quelques faiblesses dans l'édifice, en particulier des ouvertures trop large à mon goût et pas assez de sacs à terre pour protéger l'ensemble de l'abri, il faudra remédier à cela dés que possible, si Dieu nous prête vie. Plus le temps s'écoule pendant cette période de tirs intenses, sous le feu nourri entre les belligérants, plus une partie de mon esprit s'échappe, s'évapore vers je ne sais où, vers mes filles, ma femme, ma famille, mes montagnes, le ski, les belles traces dans la poudreuse. Je ne prie pas pour que rien de fâcheux nous arrive, je n'ai pas peur, je suis confiant. Mais quelque chose en moi s'opère, une métamorphose irréversible. Je suis encore là, nous sommes encore là, entier, mais nous sommes déjà ailleurs, abasourdis, comme si l'on nous avait transporté dans un monde parallèle. Il n'est pas bon de côtoyer le spectre de la mort, il consume peu à peu votre esprit, votre âme. Les tirs finissent par cesser et le silence qui s'impose subitement contraste avec le fracas qui a juste précédé. Lorsque l'ordre est donné de sortir de nos abris, la matinée est déjà bien avancée. Le soleil brille et un belle journée d'automne s'annonce. Le capitaine arrive avec son VBL1 sur notre position. Nous lui ouvrons la barrière pour qu'il pénètre dans l'enceinte du poste. Nous apprenons alors ce qui s'est passé exactement ce matin. 
En fin de nuit, un commando de l'armée bosniaque c'est infiltré dans notre zone pour aller au contact d'une position serbe. A l'aube, une offensive a été lancée et le combat s'est engagé. Les premiers tirs de mortier étaient certainement des tirs d'appui. Ensuite il y a eu de très nombreux tirs de riposte ainsi que des tirs de couverture pour protéger le repli du commando qui avait des blessés dans ses rangs. Cette opération de combat a eu lieu à environ deux kilomètres au nord de notre position. Il y a quelques chose qui cloche dans tout cela. Je me demande pourquoi tout ces tirs si près de notre poste alors que l'essentiel de l'opération se déroulait si loin. On peut difficilement croire à des erreurs ou à des tirs de réglage, ces combattants sont déjà très aguerris au maniement de leurs armes. Une explication me vient à l'esprit et pas pour le moins inquiétante. Je pense alors que pendant les combats ou même à n'importe quelle occasion en fonction de l'humeur du moment, on nous tire dessus simplement pour le fun. On évite de nous toucher franchement pour éviter le risque de représailles, mais on s'assure de tirer très près de nous le plus souvent possible. Sans doute pour nous effrayer et rentrer dans une guerre d'usure psychologique avec les instances onusiennes ; en espérant que le commandement nous retirera de ces positions pour notre sécurité ; redonnant ainsi complètement les mains libres aux combattants de cette zone, sans aucune interférence de l'ONU. De même ces tirs qui nous menacent permettent de continuer à diffuser et alimenter le climat de terreur qui règne en Bosnie depuis le début du conflit. Je commence alors à mesurer la difficulté qu'il va y avoir à durer ici. Lorsque l'on sait que de nombreux casques bleus ont été pris pour cible et tués depuis le début de l'intervention de l'ONU en Bosnie, on commence à s'interroger sérieusement sur son espérance de vie. Je me dis alors qu'il va falloir être très prudent dans ce pays car nous sommes peu de chose au regard des combattants qui nous entourent. Il ne va pas falloir les agacer, ni leur donner une bonne raison de nous éliminer. Le capitaine nous précise qu'il est intervenu avec le personnel d'une autre section pour intercepter les membres du commando qui se repliaient avec leurs blessés. Le médecin de la compagnie a dû prodiguer des soins à des hommes grièvement blessés par balles. Le sergent, qui est le conducteur du capitaine, a fait des photos de cette intervention. Je me dis qu'ils ont eu beaucoup de chance de ne pas avoir été atteints par tout ces tirs car le repli de ce commando a dû s'effectuer sous le feu de leurs ennemis. Après le départ du capitaine, nous reprenons fébrilement mais courageusement nos activités dans le poste. La garde est renforcée et l'amélioration de la protection des blockhaus est mise en œuvre. Après le repas de midi, l'adjudant m'explique ainsi qu'aux sergents de la section, qu'il a définit des itinéraires de patrouille pour notre zone d'observation. A l'aide d'une carte topographique du secteur, nous prenons connaissance de ces itinéraires. Dés cet après-midi, je dois effectuer la première patrouille à pied en compagnie d'un sergent et de quatre hommes. Après avoir bien étudié la carte et préparer nos hommes ainsi que le matériel nécessaire, nous quittons le poste en ordre de marche, fusil en position de combat, colonne par un avec dix mètres d'intervalle entre chacun. Il faut absolument veiller à conserver une distance suffisante entre chacun d'entre nous car la menace de la présence de mines anti-personnel n'est pas exclue. Nous avons pour mission de patrouiller une piste sur quatre kilomètres qui mène à un petit village situé à proximité de la limite de la zone ONU. Il fait chaud en cette belle journée d'automne et nous transpirons à grosses gouttes sous notre équipement, en particulier casque et gilet-pare-balles. Nous ne croisons âme qui vive. La piste serpente légèrement à flanc de montagne en suivant une petite vallée qui abrite un petit cours d'eau, le même qui s'écoule en contre-bas du poste de la section. Autour de nous on distingue des champs délimités par de petits murets en pierre. Sur les montagnes, l'herbe commence à être jaunie par le soleil. Nous progressons sur la piste, attentif et vigilant, près à réagir à la moindre alerte, c'est à dire à bondir pour se mettre à l'abri si d'aventure on nous prend à partie à l'arme automatique depuis l'autre versant de la montagne situé de l'autre côté du cours d'eau. Rien ne se passe. Nous sommes un peu déçus après l'avant-goût déjà donné tôt ce matin. Sans doute que ces messieurs font la sieste avec cette chaleur ou sont entrain de panser leurs blessures après l'échauffourée de ce matin. Nous arrivons en vue du village, ou du moins ce qu'il en reste, c'est à dire que des ruines. Là aussi, on imagine qu'il y a eu des tirs d'une violence inouïe. Toutes les toitures sont détruites et écroulées sur elle-même. Les murs des maisons sont fracassés et seuls quelques vestiges de ces murs tiennent encore debout, Dieu seul sait comment. Nous avons pour consigne de ne pas nous aventurer à l'intérieure du village et des ruines, lieux toujours propices aux pièges et aux minages de toutes sortes. Accroupis derrière un muret, nous observons le secteur pendant quelques minutes pour s'assurer qu'il n'y a rien à signaler de particulier concernant toute activité militaire potentielle. Nous entamons alors le retour par le même chemin et avec la même prudence. Dés notre arrivée au poste, nous sommes accueillis par les aboiements des chiens qui nous font la fête, d'un air de dire, bravo les gars, vous êtes revenus vivants. Le compte rendu de la patrouille est bref du fait qu'il n'y a rien à signaler : R-A-S1. La destruction des villages est bien antérieure à la présence de la Forpronu dans le secteur et date certainement du début du conflit. Une fois installés à l'ombre, nous nous autorisons un petit rafraîchissement tellement il fait chaud, c'est à dire une bonne bière. Comme la fin de journée s'annonce plutôt calme, nous songeons à organiser un tournus pour se doucher et se laver dans la tente militaire. Chacun vaque à ses occupations. Ceux qui doivent prendre la garde s'équipent. Celui qui est de cuisine s’affaire au fourneau. D'autres commencent à se détendre ostensiblement en sortant un jeu de cartes. Certains commencent à écrire en France. Subitement, des tirs reprennent dans les montagnes, les obus recommencent à siffler au dessus du poste accompagnés copieusement de tirs fournis à l'arme automatique. L'adjudant sonne de nouveau le branle-bas de combat et tout le monde doit se réequiper2 en vitesse. Nous sortons précipitamment pour aller nous mettre à l'abri dans les blockhaus. Celui qui avait la chance d'avoir été désigné pour aller se laver en premier sort de la tente, à moitié nu et complètement affolé. Il manque de s'étaler par terre en glissant sur un caliboti, déclenchant l'hilarité générale. Nous gagnons les abris d'un pas moins rapide cette fois-ci. On s'habitue vite à tout ce cirque. D'autant que la perspective d'une soirée confinés dans le petit blockhaus ne nous enchante guère. Par radio, l'adjudant réitère l'ordre de bien prendre note de l'ensemble des tirs observés. Une fois avachis dans nos abris nous assistons impuissants à ce nouveau feu d'artifice. Nous comptabilisons touts les tirs observés et en quelques minutes, il y a plus d'une vingtaine explosions d'obus de mortier ; heureusement pour nous, assez loin de notre position mais suffisamment près pour nous tenir en haleine. Je ressent une certaine tension chez mes camarades. A peine deux jours sur zone et la fatigue nerveuse se fait déjà ressentir désagréablement. Certains commencent à réagir bizarrement aux ordres, un vent de mutinerie soufflerait-il déjà ? Je ne pense pas, mais un peu d'insolence et de rébellion vis à vis de l'encadrement, peut-être. Tout le monde doit penser que ça va être très dur de tenir six mois à ce rythme. En tant que chef d'équipe, j'essaye de trouver des moyens de me faire respecter et de me faire obéir au plus vite, sans avoir à donner trop d'explications. Je m'en sors pas trop mal, les gars m'aiment bien et semble avoir plutôt confiance en moi. Mon défaut serait que j'ai tendance à un peu trop copiner avec eux. Du coup, c'est difficile après de garder de la distance au moment de donner des ordres qui ne font pas toujours plaisir à entendre. C'est l'armée, il faut obéir aux ordres. ...
 Mais ce soir-là, même si la tension est palpable, il suffira de quelques blagues à deux balles pour détendre l'atmosphère. On plaisante sur l'idée que nous aussi on devrait faire une sieste l'après-midi, comme les bosniaques. Il faudrait avoir le même rythme d'activité qu'eux pour être en phase et mieux supporter tout les aléas qu'ils nous imposent. Pas sûr que l'adjudant soit d'accord...
 Heureusement les tirs s'arrêtent, sans savoir pourquoi ni comment. Au bout d'un moment l'adjudant lève l'alerte et on peut quitter nos abris. On se retrouve dans la pièce principale pour un souper frugal car le cuisto du jour n'a pas eu le temps de fignoler son petit plat comme prévu. Une partie de cartes s'annonce. Le tarot et la belote ainsi que le jeu d'échecs auront un franc succès pendant tout le séjour. Ici pas de télévision. Quand le groupe électrogène fonctionne, ce qui ne sera pas toujours le cas, on a de l'électricité pour s'éclairer et recharger les batteries des radios et des I-L. Sinon le soir on s'éclairera à la bougie.

1Abréviation communément utilisée pour Véhicule Blindé Léger
1Abréviation utilisée pour signifier Rien A Signaler.
2Remettre le gilet-pare-balles, le casque sur la tête, reprendre l'armement, les munitions et une radio par équipe
3Expression signifiant Toutes Armes, en référence aux manuels militaires qui expliquent la réglementation commune à toutes les Armes (Infanterie, Artillerie, Cavalerie etc..)

4Méthode empirique qui serait révolue aujourd'hui surtout dans l'Armée régulière




Illustration 1: Explosions de mortiers près des positions de la FORPRONU





Illustration 2: Interception de combattants

Illustration 3: Repli d'un groupe de combattants

Illustration 4: Intervention sur un combattant blessé


Illustration 5: Combattants en stand by

Evacuation de blessés par un Mi-8







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